Posté le 18 janvier 2012
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Prologue~




         J’avais l’habitude de passer par le Pont des Arts.
         Certes, cela me faisait toujours un long détour. De l’appartement au lycée, je perdais bien dix bonnes minutes en passant par ce chemin-là; mais j’aimais le murmure du vent qui faisait cliqueter les cadenas.
         J’observais toujours en silence les personnes présentes sur le pont. Ils fonctionnaient au pluriel, pour la plupart. De jeunes amants souriants sous leur parapluies, un père tenant sa petite fille dans ses bras, de vieux mariés ridés venus sceller leur éternelle union, une bande d’amis complices… Les personnes seules comme moi ne faisaient que passer. Certains vaquaient tout de même à leurs occupations sur les bancs disposés au milieu, d’autres prenaient des photos des cadenas. Il arrivait cependant que certaines personnes se recueillent seules autour d’un cadenas. Ils pleuraient, la plupart du temps. Sans doute en souvenir d’une union brisée, d’une désillusion. Il est toujours difficile d’admettre que ce « toujours » promis n’existe pas réellement.
         J’avais envie de m’approcher de ces personnes, pour les consoler, les questionner, leur montrer qu’ils ne sont pas seuls. Je n’ai jamais osé. Trop timide, et trop apeuré à l’idée que leur réaction ne soit pas la réaction attendue. De plus, la vie de ces gens ne me concernait en rien.
         Je n’ai jamais réussi à savoir pourquoi ce jour là, j’ai foncé sans hésiter…
         C’était la rentrée des classes. Il faisait un froid glacial. Je quittais alors le collège pour ce lycée que je ne connaissais pas, et longeait le pont pour rejoindre la bouche de métro la plus proche. J’avais traversé la moitié du pont quand je l’ai aperçue. Elle était seule, recroquevillée par terre , les mains posées en bas du grillage. Je ne voyais pas son visage, seulement son dos.
         Elle était de petite taille. Une taille d’enfant. Mais la courbe de son dos avait quelque chose d’adulte. Elle ne semblait pas pleurer, mais son dos tremblait. Elle était frêle et fragile, et on voyait les os de sa colonne vertébrale à travers sa longue robe de velours vert émeraude. Ses longs cheveux roux ondulaient au vent. Elle les avait ramenés en tresses qui lui descendaient jusqu’en bas du dos.
         Je ne sais pas ce qui m’a pris. J’ai accouru vers elle sans réfléchir une seconde à ce que je faisais. Quand je repense à cet instant, je me dis que je devais avoir l’air d’un ridicule dragueur, ou d’une personne prenant plaisir à se moquer des gens seuls. Mais mon corps agissait seul, indépendamment de ma pensée. J’ai posé ma main sur son dos. Elle releva la tête, lentement, et se tourna vers moi. J’aperçus alors son visage.
         Ce qui me frappa en premier lieu fut la couleur de sa peau incroyablement pâle. Ce teint albâtre lui donnait des airs de poupée de porcelaine, fragile et effrontée. Ses joues et le bout de son nez à l’air naturellement rouges ne faisaient que renforcer cette impression. Son visage semblait êtres celui d’un enfant. Ses traits étaient à la fois minces et arrondis. Et harmonieux qui plus est. Elle avait l’air d’avoir l’âge de ma petite sœur, mais je savais que ce n’était pas le cas. Ses joues étaient constellées de tâches de rousseur. Ses lèvres paraissaient peintes au pinceau fin, comme celles des poupées et des princesses de contes de fées. Des lèvres rouge cerise. Cette teinte m’avait frappé dans ce ciel qui semblait déjà être un ciel d’hiver. Cette jeune fille était le printemps apparu comme par magie dans ce paysage sinistre. Elle se leva complètement. Elle portait un col blanc en dentelle par-dessus son ensemble vert. Un peu vieillot. On aurait dit un très ancien uniforme d’école pour jeunes filles. Elle ne pleurait pas. Elle m’adressa la parole.
         « Quelque chose ne va pas? »
         Sa voix était douce et calme. Le timbre était un peu bas, mais la voix avait des teintes enfantines.
         Je bafouillai. Je savais que je n’aurais pas du m’approcher. C’était exactement le genre de réaction que je redoutais.
         « Euh… Je… Vous aviez l’air triste alors je voulais savoir ce qui n’allait pas! »
         Elle me regarda d’un air méfiant, et son ton se fit plus sévère.
         « Pourquoi serais-je triste? »
         La réponse m’avait frappé de plein fouet, et je ne savais pas quoi dire. Je dus rougir à ce moment là. Je répondis en bafouillant encore plus.
         « Euh… Je… Vous étiez seule et… »
         Elle me gifla. Ses petits poings se serrèrent et elle ressemblait à un chat protégeant ses petits, calme et renfermée mais prête à bondir à tout moment.
         « Allez-vous-en! Maintenant! C’est… c’est méchant! Ce que vous faites à Glen est méchant! »
         Glen? Ce prénom peu courant de nos jours me disait quelque chose.
         Elle baissa la tête, les dents toujours serrées de colère, mais sa voix devint plus calme, plus triste.
         « Les gens… Se moquent. Parce que Glen ne parle pas beaucoup. Il est timide alors il ne se montre pas. Mais ce n’est pas parce qu’il ne se fait pas remarquer qu’il faut l’ignorer! Non! Non! Non! C’est méchant! C’est méchant! »
         Elle tourna la tête vers la droite, et d’un air rassurant, sembla parler au vide.
         « Ne t’inquiètes pas, Glen. Les gens qui disent qu’ils ne te voient pas sont des mauvaises personnes. Ne les écoute pas. »
         Elle se retourna vers moi.
         « Allez-vous en. Ce que vous faites embarrasse encore plus Glen. Et vous vous croyez malin? »
         Glen. Glen Edvard.
         A la télé, à la radio, dans les journaux, ce nom avait résonné dans les têtes de millions de gens en quelques jours.
         Il avait été retrouvé sur les quais des bouquinistes. Il s’était pris le pied dans un filet. Les couteaux dans son ventre étaient au nombre de seize.
         Une mort ordinaire en somme. Il n’était pas rare de voir des assassinats assez singuliers à la capitale. Mais celui-ci avait une particularité qui avait beaucoup inspiré les journalistes: dans la main du cadavre se trouvait une lettre qu’il brandissait en l’air comme pour la protéger des eaux troubles de la Seine. Cette lettre était adressée à sa petite amie: Cerise Faraway.
         Je voyais maintenant la jeune fille, qui parlait tranquillement dans le vide, d’un autre œil.
         « Je suis désolé. Je n’avais pas vu que ce jeune homme vous accompagnait. Je suis navré de vous avoir blessé, M.Glen. Puis-je faire quelque chose pour me faire pardonner? »
         Le visage de la jeune fille s’illumina.
         « Vraiment? Vous… vous parlez à Glen? C’est tellement rare! C’est largement suffisant pour vous faire pardonner! Tu… Tu entends ça Glen? Tu as… tu as un ami! 
         -Je m’appelle Loan Blue. Je suis au lycée privé S. Ravi de faire votre connaissance.
         - Je suis Cerise Faraway! Je suis dans le même lycée. Et voici Glen Edvard. »
         Elle fouilla dans sa poche et en sortit un petit cadenas.
         « J’en avais pris deux au cas où le premier, celui que je viens d’accrocher avec Glen, tombe. »
         Elle sortir un marqueur noir et inscrivit nos trois initiales sur le bord en métal du cadenas.
         « A notre nouvelle amitié! »
         Et nous entamions ensemble ce trajet cers le lycée qui allait être notre trajet quotidien pendant trois ans.






































I- Un homme vivant.



         Tout au long du trajet, j’avais fini par me persuader de la présence de Glen. Le regard , l’espérance et les mots de Cerise le faisaient vivre, comme une illusion maintenue par son flot de paroles. Je finissais par m’adresser naturellement à Glen, a le taquiner comme si je taquinais un ami. Cerise était deux personnes à la fois. Je l’admirais. J’étais sans personnalité et presque incapable d’être juste moi-même… Je ne vis pas le temps passer et nous arrivâmes au lycée sans que je m’en rendre compte.
         Le lycée privé était aussi imposant que je m’imaginais.
         J’avais toujours été un bon élève. Rien de plus. J’apprenais bien mes leçons, comprenais vite et n’avais pas vraiment de projet pour l’avenir. Je laissais les autres tracer ma route et c’est de cette façon que j’étais atterri ici. Ce lycée prestigieux privilégiait l’apprentissage de la musique. J’aimais jouer du violon. C’était un des rares moments où je pouvais m’exprimer, fuyant cette réalité qui m’effrayait. J’étais quelqu’un d’introverti. Le violon était ma seule passion.
         Je présentai, en même temps que Cerise, ma carte d’étudiant, obligatoire pour entrer. Je me plaçais dans la cour, derrière une longue file d’élèves venus scruter le tableau administratif pour voir le nom de leur classe.
         J’étais dans la même classe que Cerise. Je rejoignis ma salle à ses cotés. Elle sautillait et était tout bonnement intarissable. Elle parlait d’une voix enjouée et ne s’arrêtait que quand elle attendait une réponse, de ma part ou de celle de Glen. En une petite heure, depuis notre rencontre, elle en avait appris plus sur moi que ce qu’apprenaient mes camarades de classe de collège en une année.
         Je n’ai jamais vraiment eu d’amis.
         Ma timidité obligeant, la plupart des personnes qui m’approchaient se moquaient de moi ou m’utilisaient pour une quelconque raison. Je n’adressais presque plus la parole à personne, sauf à ma petite sœur: Blanche. Blanche était douce et calme et m’écoutait parler quand je n’allais pas bien, allongée dans son lit comme à son habitude. Elle me tenait la main, de cette poigne faible et squelettique, et me souriait d’un air triste. Les médecins lui donnaient encore six mois.
         J’évitais le plus possible de répondre quand Cerise abordait le sujet de la famille. Je n’aimais pas en parler.
         Le professeur arriva et les élèves dans le couloir se turent. C’était un homme d’un certain âge, aux cheveux noirs et longs jusqu’au milieu du dos. Il portait le bouc et seules les rides au coins des yeux nous détachaient de l’illusion: cet homme semblait avoir trente ans. Il avait un nez disproportionné et de petits yeux de souris. Il portait une chemise jaunie. Ses yeux étaient très noirs et son regard très appuyé, comme si son visage vous pressait les épaules d’une force colossale. Cette impression contrastait avec sa stature: c’était un petit homme mince. Il nous demanda d’entrer d’une voix faible, un peu aigue.
         J’entrais.
         La salle était très grande, bien plus grande que la plupart des salles de classe. Des pupitres à partition était disséminés autour des tables. De grandes tables en bois chacune entourée de quatre chaises. Le professeur nous fit signe de nous assoir. Cerise et moi allâmes nous assoir à une table vide au fond. Les autres tables furent vite remplies. Personne n’approcha de notre table, les quelques personnes s’y risquant retournant aussitôt sur leur pas à la vue de Cerise. Je l’interrogeai du regard. Elle sourit et me dit d’une voix douce et calme:
         « Les gens se moquent. Parce que Glen n‘est pas comme eux. Ce sont de mauvaises personnes. Il ne faut pas faire attention à ces gens là. »
         Je restai coi un moment avant de me dire que me poser des questions ne servirait à rien. J’attendis donc, les bras croisés, que tout le monde aie fini de s’assoir.
         Quelqu’un frappa à la porte que le professeur venait juste de refermer. Une élève en retard.
         Elle avait les cheveux noirs, tellement noirs que notre regard se perdait dedans. Son visage était mince et allongé et ses yeux entourés de cernes et de maquillage captaient toute l’attention. Elle portait une énorme casquette bouffante noire et des vêtements de la même couleur. Elle jeta sur la classe un regard glacial, s’excusa pour son retard et chercha une place. Ce ne fut pas simple. Elle avait l’air sombre et mauvais. Les gens l’évitaient, refusaient de lui céder une chaise. C’est en traînant les pieds qu’elle arriva à notre table. Elle ne demanda pas notre avis et s’assit sur une chaise libre à coté de moi. Elle croisa les bras sur la table et enfouit la tête dedans, puis ne bougea plus. Elle me faisait un peu peur.
         Le professeur, déstabilisé par le comportement de la jeune fille, se présenta en vitesse et demanda aux élèves de faire de même à voix haute: entre autres le nom, prénom, l’âge, les loisirs et l’instrument pratiqué.
         Les élèves se succédèrent, dans l‘ordre alphabétique à l‘envers -sans doute une lubie du professeur. J’y prêtais une oreille discrète, plutôt angoissé. J’appréhendais le moment ou le regard du professeur se poserait sur moi, me ferait signe de me lever. Je n’aime pas parler devant les gens, et encore moins parler de moi. Cerise, elle, buvait les paroles des élèves, faisait parfois quelques commentaires et posait même des questions, comme si le cours avait commencé. Je la vis même pendre quelquefois des notes sur les personnes qu’elle jugeait intéressantes. Le tour de Cerise arriva. Elle se présenta, toujours de sa voix enjouée et rassurante.
         « Bonjour! Mon nom est Cerise Faraway. J’ai quatorze ans et je joue de la flute traversière. J’aime beaucoup lire, mais ce que je préfère, c’est l’air. C’est pour ça que Paris me déplait un peu. Et… »
         Elle parla longtemps, racontant avec humour et fraîcheur des détails personnels. Certains élèves pouffaient, d’autres la regardaient l’air moqueur. Seul le professeur, moi et quelques élèves semblaient l’écouter attentivement. La fille à coté de moi avait toujours la tête dans les bras, si bien qu’il était impossible de savoir si elle écoutait ou pas. Cerise clôtura son discours et se rassit.
         « Eléonore Delacroix? »
         La jeune fille à coté de moi leva doucement la tête, puis se leva.
         « Moi, c’est Eléonore. On raconte qu’on peut définir l’âge des arbres en comptant les cercles dans l’écorce: faites la même chose si vous voulez connaître mon âge. J’espère juste que vous avez une tronçonneuse solide. »
         Elle tapa sur son ventre qui sonna durement. Elle portait un corset épais.
         « Je joue de la contrebasse. Et j’estime aux regards qui m’ont été lancés lors de mon tour des tables que la classe entière se contrefiche de mes loisirs. »
         La classe la regarda avec mépris. Elle afficha un petit sourire.
         « Il faudrait savoir ce que vous voulez. Si vous ne voulez pas me côtoyer, à quoi ça vous avance de me connaître? »
         Elle se rassit, et repris sa position initiale. C’était mon tour.
         Je me levai péniblement et sentit le regard des autres appuyé sur moi. Un regard étouffant. Mes épaules me faisaient mal. Je respirais difficilement, compressé par ce regard insistant, ce regard prêt à me juger si je disais une idiotie. Je devins écarlate, mon cœur tambourinant à toute vitesse. Je balbutiai une présentation minimale et me rassit, confus. J’entendis quelques rires, puis plus rien. Je me calmai. Cerise me sourit, puis fixa le professeur.
         « Bien, je n’ai oublié personne? Je vais donc vous distribuer vos emplois du-
         - Vous avez oublié quelqu’un, monsieur. »
         C’était Cerise qui avait parlé.
         « Ah bon? Qui donc? »
         Le professeur souriait. Cerise était attendrissante en toutes circonstances, cet air d’enfant aidant beaucoup. Elle semblait pour tout le monde autour d’elle être une petite sœur…
         « Vous avez oublié Glen. La personne assise à ma droite. 
         -Mais… La chaise à votre droite est vide! »
         Je sentis les ennuis arriver. Cerise se leva et tapa sur le bureau.
         « Ne faites pas semblant de ne pas le voir! Glen est timide et effacé! Je vous interdis de l’enfoncer encore plus! C’est quelque chose de mauvais! »
         Quelques élèves commencèrent à rire, d’autre à murmurer qu’ils doutaient la santé mentale de cette adorable gamine.
         « Il s’appelle Glen Edvard! Il a quinze ans et joue du piano! Et il aime énormément la poésie! »
         Elle commença à parler de Glen, de ses goûts, comme elle-même s’était présentée. Les rires fusaient maintenant dans la salle, et on entendait de toutes part des « Complètement tarée… ». Le professeur semblait dépassé. Cerise continuait calmement son discours.
         « … et est ravi de vous rencontrer. Alors je vous en prie, ne vous moquez pas de lui et souhaitez-lui la bienvenue! »
         Les éclats de rire retentirent de plus belle. Le professeur tape trois fois sur son bureau et ils se turent un peu. Un grand silence se fit entendre. J’entendis un frottement à coté de moi et me retournai.
         Eléonore s’était levée.
         « Bienvenue, Glen. J’espère que tu passeras un bon moment avec nous. »
         Toute la classe se tourna vers elle, et la dévisagèrent quelques instants. Au fond de la classe, une autre jeune fille aux cheveux bruns teints en bleu par endroit se leva calmement.
         « Bienvenue, Glen! »
         Une fille magnifique aux longs cheveux roux et bouclés, au regard d’ange et au visage resplendissant se leva avec un grand sourire.
         « Bienvenue, Glen! »
         Deux autres filles se levèrent, suivies de trois garçons.
         « Bienvenue! »
         Je me levai et saluai la chaise vide avec eux.
         Nous étions une dizaine d’élèves debout, dévisagés par les autres élèves. Cerise sourit.
         « Nous vous remercions! Vous êtes vraiment gentils! »
         Le professeur sourit, souhaita à son tour la bienvenue à Glen, puis rétablit l’ordre dans la classe.
         Eléonore se rassit et me sourit. Elle replongea la tête dans ses manches, mais la tourna légèrement vers nous. Elle ne nous quitta pas un instant des yeux.


         
         La cloche de ce lycée est désagréable à l’oreille. Elle est grinçante et tremblante, comme la voix d’un grand père aigri. Je me hâtai de me diriger vers la cour pour ne plus entendre ce son répugnant. Je devais m’y habituer.
         Cerise me suit de près. Les gens nous évitent et chuchotent en nous voyant. Devant nous, Eléonore nous fait signe de se dépêcher: nous la suivons jusqu’à un petit arbre au fond de la cour. Il y a un banc en métal tout simple en dessous. Elle s’y assoit et sort de sa poche un paquet de cigarettes.          « Eléonore! C’est… c’est interdit!
         - C’est du chocolat. »
         Elle en enfonça une dans ma bouche comme pour me dire de me taire . La sucrerie était répugnante, mais les cigarettes en chocolat ne sont pas réputées pour leur goût fin. Je la croquai quand même jusqu’au bout, n’osant pas refuser. Je me demande si j’aurais accepté si ça avait été une véritable cigarette. Après avoir jeté le papier dans son sac, Eléonore nous dévisagea.
         « Qu’est-ce que vous attendez? Asseyez-vous. »
         Je m’assis en tremblant. Malgré son intervention de tout à l’heure, ce visage cerné et ce qui se cachait derrière m’intriguaient… Et m’effrayaient. Je me tenais le plus éloigné possible d’elle tout en essayant de garder un contact visuel, pour ne pas sembler trop froid. Je paniquai vite et rougit. Cerise s’assit gaiement juste à coté d’Eléonore . Celle-ci m’attrapa par le bras et me rapprocha d’elle.
         « Hey, serre-toi un peu! Laisse de la place à Glen!
         -Oui, c’est vrai, déjà qu’il n’ose pas s’assoir… »
         Je soupirais, me résignai et m’approchais. J’allais toute l’année être entouré de deux cinglées. Tant pis. Et puis, j’avais Glen. J’avais l’impression que même en n’étant qu’une illusion, Glen aussi subissait l’extraversion presque effrayante des deux jeunes filles. Sa non présence m’était rassurante et ma gêne se calma peu à peu. Je souris et commençai à me mêler à la conversation de Cerise et Eléonore. Les nuages de ce ciel déjà pâle et froid commençaient à se dissiper. L’automne sera agréable…




         Le violon de la salle de musique brillait d’une lueur étrange. Il était lisse, propre et neuf, et mon visage se reflétait dedans. Je regardai autour de moi. Mis à part Cerise, Glen et Eleonore, j’étais le seul à avoir demandé les clefs de cette salle pour l’instant. Cela m’arrangeait.
         Cette salle était normalement ouverte à tous les élèves et l‘on pouvait occuper en musique nos heures de permanence et récréations, mais aussi s’y rendre après les cours. C’était présentement la cas.
         Je pris le violon dans mes mains. Il était bien plus doux et plus léger que le mien. Je saisis l’archet et commençai quelques gammes. Je reposai l’instrument. Eleonore me fixa
         « Je… J’apporterais mon propre violon.
         -Quel est le problème avec celui-ci?
         - Avec mon violon… Je vois et sens des choses quand je joue. Je vois ma sœur et je me sens bien. Avec ce violon… Il ne se passe rien. »
         Eleonore se contenta d’acquiescer et se tourna vers la fenêtre. Le crépuscule pointait le bout de son nez, et les instruments de la salle baignaient dans une lueur teintée de rouge. Cerise s’assit sur le tabouret noir qui se trouvait devant le piano et balança les jambes, comme un enfant. Elle s’écarta et laissa a coté d’elle une place vide.
         « Glen, tu nous joues quelque chose? »
         Elle fixa longuement le clavier et son regard s’illumina. Elle ferma les yeux et chantonna doucement.
         « Glen… « Clair de Lune », de Debussy… C’est ma préférée… »
         Nos oreilles n’entendaient pas la musique, certes, mais l’espoir de Cerise nous la communiquait: nous ne l’entendions pas, nous la sentions. Elle s’élevait dans la pièce, silencieuse et bruyante à la fois, autant absente qu’omniprésente. Lorsque Cerise ouvrit les yeux, la mélodie spectrale s’arrêta net. Elle sourit paisiblement et se leva.
         « Il se fait tard. On y va? »
         Le soleil se couchait sur le bâtiment vide.

         La chambre de Blanche était plongée dans l’obscurité. Son visage squelettique fixait les lignes de son roman. Enfin, c’était ce qui me semblait. Ses cheveux longs, blonds et bouclés recouvraient ses yeux. J’allumai la lumière.
         « Allons, petite sœur, ne reste pas dans le noir, comme ça. Tu vas t’abîmer les yeux. Qu’est-ce que tu lis? »
         Maintenir un semblant de conversation. Faire comme si c’était juste un rhume. Je m’y étais habitué. Cela faisait alors deux ans que la maladie de Blanche avait été diagnostiquée. Le remède existe, mais est dangereux. Blanche a dit qu’elle préférait mourir plutôt que vivre comme un légume suite à une opération défectueuse.
         Comme elle ne répondait pas, je m’approchai de son lit pour me pencher sur son livre. Elle releva la tête.
         Elle pleurait. Elle secoua la tête, essuya ses larmes, puis se tourna vers moi.
         « Loan! Comment s’est passée ta journée? »
         Je lui attrapai la main, mais elle me repoussa d’un petit geste.
         « Je vais bien. »
         Elle laissa glisser ses longs doigts trop fins le long de mes joues. Elle força sa voix pour pouvoir parler plus fort avec un ton plus enjoué.
         « Loan… Tu souris! C’est la première fois que je te vois sourire en rentrant de l’école… Ce sourire… Je le connais. »
         Elle joint les mains et m’offrit un sourire pur et innocent, comme à son habitude, toujours ce même sourire triste et heureux à la fois. Condamnée. Elle n’avait même pas treize ans. Elle m’embrassa sur la joue, puis sourit à nouveau.
         « C’est… le sourire de quelqu’un qui vient de se faire un véritable ami. »
         Blanche ferma les yeux et s’endormit.

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