Auteur : Lilimp
Posté le 28 février 2016  | Édité le 2 mars 2016
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De la neige écarlate

Jo frotta vigoureusement ses mains et souffla dessus dans l’espoir un peu vain de les réchauffer. Tête en l’air qu’elle était, elle avait encore une fois oublié de mettre des gants. Elle resserra son écharpe autour de son menton et enfonça son bonnet un peu plus sur ses oreilles. Seuls son nez rougi par le froid et ses yeux d’un noir presque abyssal dépassaient de l’épaisse muraille de laine qu’elle s’était construite. Elle fourra ses mains tout au fond de ses poches et continua à avancer, écoutant distraitement le crissement de ses pas dans la neige. Bientôt, elle arriva dans une rue commerçante.
Elle soupira et frissonna encore une fois. Quel temps de chien ! Certes, la ville était magnifique immaculée de blanc, mais elle ne comptait pas finir ses jours en tant que bonhomme de neige !
La cloche d’une église assez proche se mit à résonner : il était neuf heures. Arrivée devant le café animé, elle s’arrêta et sautilla sur place pour se réchauffer. Elle avait bien choisi son moment pour passer à l’action !
Une dizaine de minutes plus tard, la personne qu’elle attendait arriva enfin. Elle le détailla des pieds à la tête : un homme, châtain clair, une trentaine d’années. Les yeux perçants et presque trop clairs pour un être humain, les cheveux en bataille et une barbe qui commençait doucement à repousser, datant probablement de la veille tout au plus. Les sourcils froncés, les lèvres pincées, grand sur ses jambes, frôlant probablement le mètre quatre-vingt dix. Ses vêtements épais n’en dévoilaient pas beaucoup plus mais Jo pouvait aisément deviner sa carrure musclée en dessous. Enfin, elle supposait.
Elle referma sa bouche, ne s’étant même pas rendu compte qu’elle l’avait ouverte en premier lieu. Il ne manquait plus que ça : elle le trouvait craquant.
Elle soupira encore : fallait-il vraiment qu’elle le tue ? C’était les ordres, certes, mais il n’avait rien fait pour mériter ça. Techniquement.

Il n’y avait pas trente six mille raisons de retourner dans le passé : pour s’amuser, pour une revanche personnelle ou pour éviter une catastrophe à venir. Ellen était là pour la troisième option. L’union de cet homme avec une jolie bibliothécaire rencontrée au coin d’une rue aboutirait à la naissance de celui qui provoquerait une guerre sans précédent. Il fallait dire qu’avec toutes les technologies meurtrières actuelles... Enfin, futures puisque Jo était de retour en 2016… Peu importe. Il devait mourir.
Pourquoi lui plutôt que la jolie bibliothécaire brune ? Aucune idée. Peut-être que ses chefs rebutaient à l’idée de tuer une femme, mais pas un homme… Allez savoir.
Pourquoi ne pas juste empêcher leur rencontre dans ce cas, me demanderez vous. Eh bien, il fallait croire que cette rencontre, c’était leur destin. Et Madame Destinée était très têtue. Ce qui devait arriver arriverait à moins que l’on l’en empêche…radicalement.
C’était pourquoi cet homme devait mourir.

En se mordillant la lèvre inférieure, elle baissa son écharpe et s’avança vers l’homme. Elle allait entamer la conversation. Oui, elle essayait clairement de gagner du temps, de repousser sa funeste mission le plus loin possible. De toute façon, elle n’allait pas le tuer au milieu de tous les badins qui s’agglutinaient dans le rue. Quelle idée de sortir par ce temps…
Une petite voix criarde lui rappela que plus elle passait de temps dans le passé, plus elle prenait de risques. Oui oui, parle toujours…
Le temps qu’elle sorte de ses pensées, il avait disparu. Mince ! Tournant rapidement la tête dans tous les sens, elle l’aperçu à l’intérieur du café. Bien.
Quand il ressorti, elle lui fonça dessus. Elle n’était pas spécialement quelqu’un de très original…
Bien évidemment, le café jaillit du gobelet en plastique et vint gicler sur son visage et ses vêtements. Elle ferma les yeux et inspira grandement : elle adorait cette odeur. La brûlure du café lui fit presque du bien, elle frissonna. En comparaison avec le froid mordant, elle préférait cette sensation d’intense chaleur. Elle fronça les sourcils : un peu trop intense peut-être.

Le temps, jusqu’alors comme suspendu, reprit son court rapidement :

- Oh non, je suis confuse ! Je suis vraiment désolée je ne vous avais pas vu sortir et…et…

Pour toute réponse, l’homme s’empressa de lui tendre une serviette en papier.

- Vous allez bien mademoiselle ? Vous avez du vous ébouillanter !
- Laissez-moi vous offrir un nouveau café !

Il la regarda, l’air éberlué. Cette jeune femme, emmitouflée sous une tonne de vêtements et brûlée au…cent quarante sixième degré probablement, ne se souciait que de lui offrir un café ? Voyant qu’elle ne réagissait pas plus que ça au liquide chaud dégoulinant sur sa joue, il entreprit de l’essuyer un peu maladroitement.

- Venez au moins au chaud.

Elle acquiesça et ils entrèrent tous les deux dans le café cette fois-ci.
Finalement, ce fut lui qui commanda pour elle; un café vanille, grand et sans sucre, trèschauds’ilvousplait. Ca l’arrangeait bien à vrai dire, elle n’avait pas beaucoup d’argent de cette époque. Disons qu’ils n’avaient pas vraiment prévu qu’elle en eut besoin. Ce qui était stupide de leur part car elle en avait toujours besoin, peu importe l’époque dans laquelle elle se trouvait…

Ils s’assirent tous les deux à une table, sur deux tabourets si haut que Jo, du haut de son mètre soixante, eu du mal à l’escalader.
Elle détailla longuement son…hm, sa cible; s’attardant sur chaque petite partie de son visage, puis fini par le fixer dans les yeux. Il haussa d’abord les sourcils, un peu surpris, puis la fixa à son tour. Sans le lâcher une seconde du regard, elle prit une gorgée de son café. Ah ! Quel bonheur de se réchauffer ainsi. Ils n’avaient plus d’hivers comme celui-ci, chez elle.
Elle retira son bonnet et son écharpe, les secoua un peu pour faire tomber les flocons glacés et frotta ses cheveux. Assez courts et tout aussi foncés que ses yeux, ils partaient un peu dans tous les sens, d’autant plus que certains restaient en l’air à cause de l’électricité statique.
Un sourire, si petit que Jo cru l’avoir rêvé, se dessina sur les lèvres de l’inconnu qui ne l’était pas tant. Elle savait des choses sur lui, le stricte minimum bien sûr, mais c’était suffisant.
Baptiste, 34 ans, directeur commercial dans une société de location de voiture. Pas marié, sans enfant, passionné d’histoire, passe ses mercredi après-midi à la bibliothèque. Adore le café.
Enfin, elle était supposée ne savoir que le stricte minimum. En réalité elle en savait beaucoup plus, la curiosité l’ayant emporté et menée à lire son dossier en détail. C’était fou, le nombre d’informations réunies sur cet homme et pourtant inutiles à son meurtre.
Elle baissa finalement ses yeux, il la perturbait.

- Encore désolée pour tout à l’heure.

Son sourire se fit plus grand, cette fois elle ne pouvait pas l’avoir simplement inventé. La lumière se refléta sur ses dents presque trop blanches, et cela perturba beaucoup Jo. Encore.
D’accord, il était beau. Très beau. Et attirant. Et totalement innocent, et elle, elle devait le tuer. Super, génial. Merveilleux.
N’ayant pas le courage d’accomplir son devoir tout de suite, elle fit trainer les choses. Quelle mauvaise idée. Elle qui pensait être parfaite pour ce rôle, pouvoir enfin prouver ses compétences et qu’elle n’était pas juste une fille paumée… C’était clairement raté : ils passèrent trois bonnes heures à discuter et à rire, au chaud dans ce petit café qui se remplissait peu à peu.

Ils sortirent un peu après midi, toujours à bavarder. C’était dur, de parler à quelqu’un d’une époque différente. De parler de choses qu’on ne connaissait pas, plus, ou dont on avait vaguement entendu parler ou lu dans un livre d’histoire. Elle avait peur de faire ou dire une bêtise. Certes, il n’y avait qu’une cinquantaine d’années de différence entre leurs époques respectives, mais au final c’était probablement la période qu’elle connaissait le moins, avait le moins étudié. Le commandant de mission n’avait peut-être pas tort : elle n’était pas assez préparée. C’est-à-dire qu’elle n’avait pas prévu rester si longtemps.

Elle rit jaune, se moquant de sa propre stupidité. L’espace d’un instant elle s’était dit qu’elle était peut-être tombée amoureuse de cet homme. Stupide, pathétique. On ne tombe pas amoureuse en trois heures. Et certainement pas de quelqu’un qui doit mourir bientôt, c’est contre tout bon sens !
Elle n’aurait jamais du discuter avec lui. Mais pourtant, malgré les contraintes, lui parler avait été si aisé qu’elle n’avait pas su s’arrêter. Et puis, il y avait toutes ces choses qu’elle savait sur lui et qui lui plaisaient tant… Stop !

Ils reprirent le chemin qu’elle avait suivi à l’aller. La longue route enneigée au milieu de longs champs tout blanc. Si ses pas avaient été recouverts, il avait entre temps arrêté de neiger et le soleil avait même pointé le bout de son nez. A cette heure-ci, il avait raté sa rencontre avec sa future épouse. Mais comme elle l’avait dit, on ne pouvait déjouer le destin. Et pourquoi ne pas tuer le fils à la place ? Hein ? C’était lui le coupable…
Mais c’était une décision venue de tout en haut, il devait y avoir une raison… Et si elle se mariait avec lui à la place ? Le fils en question ne naitrait jamais !
Oui, sauf qu’ils avaient plus de cinquante ans d’écart et n’appartenaient même pas à la même époque. Cette idée était complètement absurde. Elle se résigna : il devait mourir.
Elle se mordit l’intérieur de la bouche et bien vite de goût de fer la fit grimacer. Elle lécha et avala les quelques gouttes de sang et se persuada qu’il était temps, désormais.

- Jo, je n’aurais jamais cru dire ça un jour mais je suis plus que ravi que vous ayez renversé ce café. Enfin, la partie douloureuse pour vous en moins.

Jo essaya de ne pas sourire, mais son corps était en désaccord avec sa raison.

- Moi aussi. Vous savez quoi ? Je crois que je vous aime bien.

Stupide, stupide, stupide !
Elle inspira un dernier grand coup et se jeta presque dans ses bras.

- Je suis désolée vous savez, tellement, tellement désolée. J’aimerais tellement éviter ça, vous êtes quelqu’un de si gentil mas… Ce n’est pas pour moi, vous éviter cette fin tragique serait condamner toute une génération, plus de neuf milliards d’humains. Enfin, ce qu’il en reste.

Il haussa les sourcils et la regarda, sans comprendre. Tu m’étonnes. Maladroitement, il lui tapota le dos pour essayer de la calmer. Est-ce qu’elle était sous médicaments ?
Elle releva vers lui des yeux humides.

- Je crois que j’ai oublié mon écharpe là bas…

Le temps qu’il lève les yeux dans la direction du café, elle dégaina la lame de son canif et le planta dans le dos du pauvre homme qui étouffa un cri sans comprendre. En répétant qu’elle était désolée, elle prit bien soin de sectionner la moelle épinière, qu’il n’ait aucune chance d’en réchapper. Elle se mit à pleurer, c’était injuste et cruel, pourquoi avait-elle accepté cette mission ? Pourquoi avait elle demandé à l’avoir, même. Pour impressionner une bande d’abrutis en uniforme ? STUPIDE !

Elle lâcha le couteau qui tomba avec un bruit sourd dans la neige, essuya ses larmes d’un revers de manche et contempla les gouttes écarlates tomber puis s’écraser contre le sol immaculé. C’était beau, quelque part, ironique. Elle qui détestait le froid, elle qui détestait le rouge. De la neige écarlate.
Elle recula et il tomba à genoux, les yeux fermés. Il respirait encore, murmura quelque chose qui ressemblait à « pourquoi ». Elle ne lui avait même pas donné de vraie explication. Il tomba à plat ventre en ne bougea presque plus. C’était la fin.
Il ne saignait pas assez pour qu’une marre de sang ne se forme autour de lui, le sang restant dans son dos, souillant son manteau bleu.

Jo ramassa son couteau et l’essuya dans la neige. Elle ne pouvait pas le laisser, un souvenir de son père. Il serait fier d’elle, tiens, Jo la meurtrière au sang pas si froid que ça, qui avait comme vendu son âme pour un peu de reconnaissance.
Elle contempla la lame briller sous le soleil et hésita. Elle mourrait d’envie de le planter dans son estomac. Mais elle ne devait pas mourir dans le passé. Et puis bon, la vie devait continuer. Enfin pour elle tout du moins.
Elle jeta un dernier regard à Baptiste qui rendit son dernier soupir. Oui, c’était définitivement, pour lui, la fin.

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