Auteur : killashandra
Posté le 28 septembre 2016  | Édité le 27 novembre 2016
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Entre deux mondes

Chapitre 1 : La Bibliothèque, ou comment faire le rêve le plus étrange de sa vie.



Quel rêve étrange ... Le plus étonnant, c'est qu'elle avait parfaitement conscience de rêver, elle sentait son corps endormi quelque part. Où … ? Elle s'était endormie dans l'herbe si sa mémoire était bonne. Oui, elle se souvint tout à coup, et elle la sentit qui bougeait contre ses doigts. Mais voilà, elle était bloquée dans ce rêve où l'herbe n'existait pas. Il n'y avait qu'une grande étendue blanche, rien d'autre qu'elle dans le néant.
Elle avança droit devant elle et le bruit de ses pas résonnait sur ce qui devait être le sol, mais elle ne rencontra aucun obstacle, aucun mur, aucune limite. Elle avançait mais rien ne changeait autour d'elle. C'était angoissant, presque plus oppressant que si elle avait été dans un petit espace clos.
- Il y a quelqu'un ?
Sa voix avait une drôle de sonorité, comme si elle l'entendait de l'extérieur, comme si elle ne résonnait pas dans sa tête mais uniquement autour d'elle, dans ce vide, comme si quelqu'un d'autre parlait. Mais dans quel rêve était-elle tombée ?! Elle regarda ses mains, elle avait entendu dire que lorsqu'on faisait un rêve conscient comme celui-ci, un bon moyen de reprendre le contrôle et de discerner la réalité du rêve était de fixer ses mains. Dans un rêve, tout était toujours légèrement déformé, mais là ... Ses mains bougeaient tout à fait normalement, répondant au contrôle de ses muscles. Tout était trop réel, la petite coupure sur la première phalange de son index témoignant de sa maladresse de ce matin, lorsqu'elle avait épluché une pomme pour Nathan, les petites cicatrices et les lignes de ses paumes, sa bague, celle qu'elle n'enlevait jamais, l’alliance de son père. Elle serra les poings, commençant sérieusement à se demander ce qui se passait ici. Elle ferma les yeux pour se concentrer sur son corps endormi et au bout de quelques secondes qui ne donnèrent pas grand-chose, elle les rouvrit. Le blanc céda alors brutalement sa place à un décor différent, lui arrachant un cri de surprise.
C'était une bibliothèque.
Les livres s'étalaient à perte de vue, des étagères géantes s'alignaient sur des milliers de rangées, des centaines d'étages. Un instant, après que cette impression de tournis devant tant de gigantisme soit passée, elle se dit qu'elle pourrait peut-être apprécier ce rêve : une bibliothèque géante à sa disposition, c'était loin d'être désagréable ! Elle fit un pas hésitant, mais son corps semblait agir normalement, alors elle se mit à avancer avec plus d'assurance. Elle passa devant des livres aux vieilles reliures de cuir et s'aperçut que plus loin, se tenaient des rayonnages contenant des livres beaucoup plus récents. L'un d'entre eux attira son regard avec sa couverture caractéristique, elle l'avait déjà lu. Elle l'ouvrit et constata que tout était là, les phrases étaient cohérentes, elles semblaient correspondre à ses souvenirs, et même les numéros de page se suivaient sans problème. Elle reposa le livre et regarda autour d'elle, intriguée. Rien n'avait changé et un silence étonnant régnait dans ce lieu étrange. Elle attrapa ensuite le premier livre venu, juste devant elle, un qu'elle n'avait jamais vu et l'ouvrit sur une page au hasard.
- Impossible ! Je n'ai jamais lu celui-là ... Murmura-t-elle. Comment peut-il être complet, les rêves ne sont que des souvenirs, non … ?
Elle releva la tête pour estimer de nouveau la hauteur de la pièce, ce qui se révéla impossible, le plafond se perdait dans l'obscurité. Il y avait tellement de livres, mais il semblait n’y avoir personne dans cette bibliothèque. Elle glissa le roman là où elle l'avait emprunté, perplexe, et se mit à chercher quelqu'un, ou peut être un bureau d'accueil, n'importe quoi qui pourrait l'éclairer sur la situation.
En soi, c'était un rêve absolument génial. Imaginez un peu, vous fermez les yeux, et tout à coup vous pouvez lire tous les livres que vous voulez ! Mais la jeune fille commençait à avoir un peu peur de ne pas pouvoir en repartir ...
Les pancartes indiquant les différentes directions entre les allées ne parlaient que de genres littéraires ou d'époques, il n'y avait rien concernant une sortie.
"Egypte ancienne", "BD", "Policier", "Carrefour des langues", ... Elle se demanda combien d'ouvrages il pouvait y avoir ici. Un panneau "Manga" la fit sourire, et puisqu'elle n'avait pour le moment aucune idée d'où aller, elle décida de le suivre. Les pancartes la dirigèrent donc vers des rayons remplis à craquer de mangas en tout genre, il y en avait tellement ! A l'intérieur de ce qu'on pourrait appeler ce quartier manga, les pancartes se faisaient plus précises. On pouvait ainsi croiser "Seinen" ou "Shoujou", écrit en grosses lettres dorées.
Elle leva une nouvelle fois la tête vers le haut et l'immensité du lieu lui redonna le tournis. La petite brune s'assit contre une étagère, se demandant combien de temps tout cela allait encore durer. Quand allait-elle se réveiller ? Qu'en était-il de son corps ? Devrait-elle prendre un livre en attendant que cela passe tout seul ?
Elle tenta de sentir de nouveau l'herbe sous ses doigts mais elle prit tout à coup conscience qu'elle ne sentait plus rien, ou plutôt, qu'elle ne sentait plus que le sol sous ses pieds et l'odeur du papier autour d'elle, contrairement à ce moment dans l'étendue blanche. Celui signifiait-il que son corps était réellement ici ?
Elle secoua la tête, complètement perdue. Ce n'était qu'un rêve, elle pouvait aussi bien être en train de rêver que tout cela arrivait, ces brusques changements de perception, ces sensations, ces livres ... Quand elle se réveillerait, elle constaterait qu'en réalité, ce qui se trouvait dans les livres avait été illisible et que ça ne lui avait paru censé que sur le moment, comme c'était le cas quand on rêvait. Sauf qu'une petite voix au fond d'elle lui murmurait que cela n'arriverait pas, et elle commençait à se faire de plus en plus pressante.
La jeune fille tenta de fermer les yeux, peut être que si elle s'endormait ici, elle se réveillerait dans l'herbe du jardin ? Cela lui paraissait être un bon plan, le meilleur qu'elle ait sous la main en tout cas. Et puis ... Ce rêve n'était pas vraiment reposant et elle commençait à être fatiguée. Un bâillement déforma son visage et ses paupières se fermèrent. Toute à son inquiétude, elle n'avait même pas remarqué à quel point elle était fatiguée ...

*****



Quand ses yeux s'ouvrirent, ce n'était plus la bibliothèque qui remplissait son champ de vision, mais d'autres yeux, curieusement écarquillés. La lycéenne ne chercha pas à retenir son hurlement et l'inconnu qui était devant elle recula brusquement, l'air horrifié lui aussi. Visiblement, elle lui avait fait peur. Elle profita de sa surprise pour lever les bras au-dessus de sa tête et saisir le premier objet que lui tomba sous la main et elle regretta immédiatement d'avoir décidé de faire un somme dans le rayon des mangas ... Quelle arme dérisoire ... Un Tolkien intégral aurait été beaucoup plus menaçant.
L'inconnu était un garçon, il avait l'air jeune et la fixait avec des yeux effrayés.
- Qui es-tu ?! Croassa la jeune fille d'une voix mal assurée
- Je te retourne la question, Rêveuse !
Il n'avait pas répondu à sa question, elle ne comptait pas répondre à la sienne tant qu'il ne l'aurait pas fait. Il dû le comprendre à son air buté car il quitta peu à peu sa posture défensive et se décida à briser le silence tendu qui s'était installé entre eux.
- Je m'appelle Kyo, je suis le Gardien de la Bibliothèque.
Il tendit la main vers elle, comme pour la lui serrer et elle observa plus en détail ce jeune garçon. Quel âge avait-il ? Huit ans peut-être ... Son visage était tellement enfantin avec ses grands yeux verts et ses mèches de cheveux noirs. Il ne portait qu'un simple débardeur élimé et un peu trop grand et un pantalon aux ourlets grossièrement enroulés autour de ses chevilles frêles. Il était d'ailleurs pieds nus et il était assis en tailleur face à la brune. Elle tendit sa main avec réticence et serra la sienne.
- Emelyn, mais Lyn ça suffit
- Enchanté Lyn !
Et tout à coup, son petit visage effrayé se métamorphosa et un grand sourire étira ses lèvres. C'était un sourire du genre communicatif et Lyn ne put s'empêcher de l’imiter à son tour.
- Enchantée Kyo.
- Tu sais, tu es la première personne que je vois depuis longtemps, ça te dit de jouer avec moi ?
Elle hésita une seconde puis hocha la tête. Après tout, elle était toujours dans ce rêve étrange, elle pouvait bien faire plaisir à un petit garçon solitaire créé de toute pièce par son esprit endormi. Elle songea à sa réaction lorsqu'il était apparu devant elle ... Sur le coup, le fait que tout ceci ne soit qu'un rêve ne lui avait pas effleuré l'esprit, elle avait juste eu peur et avait voulu protéger sa vie.
Elle se leva en même temps que le petit garçon, se disant qu'elle était bien ridicule de prendre tout ça trop au sérieux. Elle reposa son arme improvisée entre deux autres volumes et se tourna vers Kyo qui avait soudain l'air complètement excité.
- Dis-moi, Kyo ... Demanda lyn. Où sommes-nous exactement ?
- Ça ne se voit pas ? S'écria-t-il en levant les bras vers les immenses rayonnages. On est dans une Bibliothèque ! LA Bibliothèque en fait, celle qui rassemble tout ce qui a jamais été écrit.
- Tout ce qui ... Attends, quoi ?!
Elle mit une nouvelle fois le nez en l'air. Elle allait se demander si c'était possible, et puis elle se souvint :
- Oui ... C'est parce que je suis dans un rêve. Tout est possible.
- C'est ce qu'on pense tous. À un rêve.
Cela semblait être tout à fait logique pour lui mais la jeune ne comprit pas ce qu'il entendait pas là. Tous ? Qui ça tous ? Mais avant qu'elle ne lui pose davantage de questions, il tapa dans ses mains, enthousiaste.
- J'ai de la chance, les Rêveurs ça ne court pas les rues, tu es arrivée vite ! Je n'en avais encore jamais croisé depuis ma nomination de Gardien mais on m'avait dit que tu finirais par venir. L'ancien Gardien m'a tout expliqué, il a dit que quand un Rêveur viendrait à moi, je devrai à mon tour le guider entre les dimensions.
Lyn se contenta de sourire, l’expression du jeune Gardien l'amusait et lui rappelait son petit frère. Si les rêves étaient faits de souvenirs, alors ce cher Nathan avait dû lui inspirer Kyo, du moins en partie.
- Les dimensions hein ? Tu veux dire que cette Bibliothèque est une autre dimension ?
- Oui ! Un endroit où sont automatiquement recensés tous les écrits de la dimension d'où tu viens. Dès que quelqu'un écrit quelque chose, ça tombe ici. On a même toute une section avec les lettres et les cartes postales, viens voir !
Il lui prit la main et l'entraîna dans les couloirs à toute vitesse sans lui demander son avis. Elle courut derrière lui jusqu'à en perdre haleine. Pouvait-on vraiment être essoufflé dans un rêve ? Pouvait-on avoir un point de côté ? A partir du moment où on sait que l'on rêve, il parait qu'on peut influer sur ce qui se passe autour de nous. Lyn pourrait par exemple chasser la fatigue, se faire pousser des ailes si elle le voulait, non ?
Et bien non ...
Elle avait beau essayer, ses jambes avaient de plus en plus de mal à suivre et il fallut qu'elle s'arrête un instant.
- C'est encore loin ? Souffla-t-elle entre deux respirations haletantes. Tu vas me faire courir longtemps comme ça ?
- On pourrait prendre les navettes mais c'est plus drôle en courant non ?
La jeune fille releva les yeux vers ce drôle de personnage. Il la narguait presque avec son souffle parfaitement calme.
- Kyo, tu vas un peu vite pour moi.
- C'est vrai que les corps des Rêveurs sont encore soumis à toutes sortes de règles ... Je l'avais oublié. Pourtant j'aurais dû le prendre en compte, la fatigue, les envies pressantes, la nourriture !
Elle haussa un sourcil. Bien sûr qu'elle avait besoin de manger et de se reposer, cela semblait évident non ? Elle allait ouvrir la bouche mais il la devança :
- D'ailleurs, tu as faim ? On n'a pas besoin d'aller dans la zone des correspondances pour ça.
Il n'attendit pas sa réponse et il se jeta sur une étagère, attrapant un livre bien précis. Il le feuilleta quelques secondes puis attrapa le poignet de Lyn de sa main droite, lui tendant le livre ouvert de l'autre. Décidément, il ne tenait pas en place, la jeune fille avait l’impression de jouer avec un feu follet.
- À toi l'honneur ! S'écria-t-il, tout sourire.
La lycéenne regarda le livre, dubitative.
- Que dois-je faire ... ?
- Lis une phrase à voix haute et pose un doigt dessus.
Les yeux de la jeune fille se posèrent sur les lignes fines qui parcouraient les pages. Il n'avait pas précisé quelle phrase, elle supposa donc qu'elle pouvait choisir celle qu'elle voulait. Elle jeta un dernier regard interrogateur à Kyo puis soupira et décida de le faire, pour lui faire plaisir. Après, tout, elle avait promis de jouer avec lui.
- "La Duchesse leva son verre en l'honneur du Capitaine et tous se mirent à acclamer le héros de la soirée"
Lorsque son doigt toucha le papier, il y eut comme un petit choc d'électricité statique, d’abord au bout de son index, puis qui se propagea dans tout son corps. Ses yeux étant restés fixés sur la page ouverte, elle ne vit ce qui venait de se passer qu'en relevant la tête. Une voix forte de femme résonna devant eux.
- Au Capitaine Bradley !
Tous les invités reprirent cette phrase et Lyn sursauta en entendant même la voix de Kyo à côté d'elle. Après le calme solennel de la Bibliothèque, cette fête résonnant de rires et de musique semblait vraiment bruyante. Le jeune Gardien portait une tenue totalement différente à présent, une veste queue de pie vert bouteille, une chemise au col impressionnant et des chaussures pointues sur deux longues chaussettes. La jeune fille baissa les yeux sur ses propres vêtements et étouffa un hoquet. À la place de son vieux jean se trouvait une magnifique robe d'époque au tissu d'un bleu doux et clair. Elle l'effleura doucement comme si elle avait peur de l'abîmer, pour s'assurer qu'elle était bien là et elle tourna la tête vers Kyo.
- C'est génial ton truc ! On est dans le livre c'est ça ?
- Oui, la Bibliothèque n'est pas une simple dimension, c'est un lieu qui recense une infinité de portail vers d'autres dimensions plus petites.
Elle remarqua qu'il murmurait et elle décida d'en faire de même pour ne pas attirer l'attention des autres convives.
- C'est le rêve le plus bizarre que j'ai jamais fait !
Les grands yeux verts du garçon pétillèrent et il rit avant de mettre un petit gâteau dans la bouche de sa compagne de jeu.
- Si c'était un rêve, ça serait le cas, en effet.
Elle avala sa bouchée mais avant qu'elle ne puisse protester, il lui fit signe de se taire. Elle observa donc le décor en ruminant contre ce rêve stupide où elle se faisait moucher par un gamin de huit ans. C'était un banquet de toute évidence, et la majorité du beau monde présent dans la salle était regroupé autour d'un homme de haute stature. Sûrement le Capitaine. Lyn n'arrivait pas bien à situer l'époque, mais ils avaient sans doute remonté plus d’un siècle. Les dorures sur les murs, toutes ces peintures, l'éclairage produit par des centaines de bougies installées dans des lustres majestueux ... Elle ne put s'empêcher de promener ses yeux sur toute la pièce, émerveillée. Le petit Gardien effleura sa main pour la sortir de sa contemplation et lui fit signe de le suivre vers le buffet. Puisqu'ils étaient venus ici pour manger, autant en profiter. La jeune fille piocha de petites portions dans les nombreux plats qui s'entassaient sur une lourde nappe dorée, curieuse de tout. Le goût de chaque aliment était si réel, sa faim qui se calmait peu à peu semblait si tangible, qu'elle se mit à repenser sérieusement à ce que le petit brun venait de dire ... Si c'était un rêve ... Elle l'observa tout en songeant à ce que cela signifiait, il se tenait bien droit devant une des tables, juste à côté d'elle. Il lui adressa un coup d'oeil amusé et elle remarqua qu'il avait l'air plus vieux que tout à l'heure dans la Bibliothèque.
- Tu n'as pas grandi en cours de route toi ? Demanda-t-elle.
- Si, dit-il en souriant, de la même façon que toi tu t'es habillée pour l'occasion. Quand on fait un voyage, il est possible de modifier quelques petites choses, ça te permet de t'adapter à la dimension dans laquelle tu arrives, à l'histoire en quelque sorte. Mais après, plus possible de changer quoi que ce soit, il faut donc être précis. Un gamin et une fille en pantalon auraient attiré l'attention, j'ai donc choisi de nous apporter quelques modifications.
Elle l'écouta tout en grignotant un toast. Si tout cela n'était pas un rêve ... Alors c'était la meilleure chose qu’il ne lui soit jamais arrivée. Si elle s'autorisait à admettre que ceci était bien la réalité, alors ...
- C'est fantastique ... S'extasia-t-elle ... La Bibliothèque est fantastique.
Les yeux de Kyo brillèrent de fierté.
- N'est ce pas !
Ils restèrent encore quelques dizaines de minutes et Lyn finit par avoir l'estomac remplit. Elle regarda autour d'elle et constata que Kyo s'était un peu éloigné. Elle se glissait entre le buffet et la lourde crinoline d'une lady lorsqu'une silhouette imposante lui barra la route, l'obligeant à lever le regard. Devant elle se tenait le Capitaine qui avait échappé à la foule qui l'entourait tout à l'heure, et la petite brune n'avait aucune idée de comment réagir. Il entama la conversation, la prenant de court, et la seule chose qu’elle put faire, fut s’empêcher d’ouvrir grand la bouche comme une demeurée :
- Je ne crois pas vous avoir déjà vue dans cette société Mademoiselle. J'espère ne pas vous importuner, mais il est rare que je fasse de nouvelles connaissances à ce genre de soirée.
Ne pas bredouiller, ne pas bafouiller ! Il fallait qu'elle réfléchisse vite, qu'elle se mette dans la peau du personnage, dans l'époque ! Parler d'une voix calme et posée ! Des milliers de petites voix semblaient piailler dans sa tête, ne s’accordant absolument pas sur quoi faire dans une telle situation. Et pourtant, il fallait en choisir une rapidement et chasser la panique. Elle finit par en piocher une, un peu au hasard :
- Non Capitaine, votre conversation doit sans aucun doute être très distrayante, et je commençais à m'ennuyer
Il se mit à rire, attirant le regard de Kyo sur eux. Le jeune guide se contenta d'une grimace. Lyn la connaissait cette grimace, c'était le genre de tête que les gens faisaient lorsqu'ils se disaient "Oups, c'était pas prévu ça ...". Mais ce sale gamin ne bougea pas le petit doigt pour venir la sauver, la faisant enrager intérieurement.
- Puis-je vous demander votre nom Mademoiselle ?
La voix du Capitaine Bradley la ramena sur terre. Elle ne savait plus très bien quelle était l'étiquette à l'époque. Fallait-il le regarder dans les yeux ou était-ce déplacé ? Rappelle-toi Lyn, se morigéna-t-elle ! Rappelle-toi ces fichues séries à l'eau de rose que tu regardais avec ta mère !
Elle finit par se fendre d'un léger sourire qu'elle espéra naturel et releva la tête vers lui pour lui répondre :
- Elisabeth Bennet.
- De qui êtes-vous accompagnée Mademoiselle Bennet ? Êtes-vous une parente éloignée de la Duchesse ?
Elisabeth Bennet ... Sur le coup, ça lui avait paru intelligent, maintenant cela lui donnait envie de rire. Mais que voulez-vous, elle n'allait pas me mettre à réfléchir pendant des heures pour donner son nom et l'ambiance lui avait rappelé "Orgeuil et Préjugés". La jeune fille essaya de gagner un peu en assurance, elle savait quoi dire. Une jeune fille comme elle ne pouvait décemment pas voyager sans un homme pour l'accompagner, elle désigna donc Kyo d'un mouvement souple du poignet.
- Quelle étourdie je fais, laissez-moi vous présenter mon frère, Charles Bennet.
Elle avait parlé assez fort pour que Kyo l'entende et il accueillit leur arrivée avec un sourire.
- Enchanté. Capitaine Bradley c'est exact ?
- Lui-même, répondit le Capitaine en inclinant la tête. Laissez-moi vous dire, Monsieur, que vous avez une sœur des plus charmantes, et si elle n'y voit pas d'inconvénient, je serais honoré de l'inviter pour la première danse.
Oh non ... Pas la danse. En temps normal Lyn ne savait déjà pas danser, et elle évitait de le faire pour ne pas se ridiculiser, mais là il s'agissait d'une danse millimétrée que tous ces gens connaissaient par cœur depuis leur enfance.
Elle dû pâlir à vue d'œil car les sourcils du Capitaine, surmontant ses yeux gris et clairs, se froncèrent légèrement. Maintenant que la jeune fille le regardait un peu mieux, il n'était pas mal pour un homme d'une trentaine d'années ... Ses cheveux châtains qui tombaient négligemment sur son front, sa mâchoire et ses épaules carrées.
- Vous allez bien Mademoiselle Bennet ? S'inquiéta-t-il
Une porte de sortie. Merci Capitaine.
- Je ne me sens pas très bien, j'ai des vertiges. Excusez-moi ...
Elle pivotait pour lui tourner le dos lorsqu'il posa une main sur son bras.
- Laissez-moi vous conduire à l'extérieur, prendre l'air vous fera du bien. Votre frère peut rester et profiter de la fête, les danses vont bientôt commencer.
- Mais ... La fête est en votre honneur ... Et … Et vous allez manquer les danses vous aussi.
Ça y est, c'était réussi ... Lyn venait de bégayer. Elle se maudit pour son manque d'assurance mais elle maudit encore plus Kyo lorsqu'elle vit son sourire en coin. Il allait la sauver non ? Dire qu'il s'en chargeait et qu'ils allaient quitter la fête tous les deux ? Ce repas était en train de partir en sucette !
- La Duchesse n'a organisé cette réception que pour sa gloire personnelle, je ne l'intéresse pas plus que cela, même si elle est ma tante. Et puis, si vous n'êtes pas là, j'ai bien peur de perdre le goût de la danse. Mr.Bennet, permettez-vous que j'escorte votre sœur ?
Et là, le monstre eut le culot de hocher la tête, alors que Lyn se remettait encore du compliment du Capitaine.
- Je vous remercie Capitaine, j'aurais moins peur pour elle si elle reste avec vous, je ne doute pas qu'elle sera en parfaite sécurité.
D'une main sur le dos, le Capitaine entraîna Lyn vers une petite porte et la brune ne put qu'avaler sa salive en tentant de foudroyer Kyo du regard de façon convaincante.
Avant de pouvoir dire ouf, elle était sur une grande terrasse, assise sur une chaise. Le Capitaine avait posé un genou à terre pour être à sa hauteur et elle ne put s'empêcher de croiser son regard gris acier, fixé sur le sien.
- Vous reprenez des couleurs, vous semblez déjà aller mieux. Je déteste moi aussi l’atmosphère chargée de ces salons.
Évidemment qu'elle reprenait des couleurs, elle était même carrément en train de rougir ! Ils étaient seuls sur une terrasse, il venait de poser ses mains sur celles, gantées, de la jeune fille et il était beaucoup, beaucoup trop proche. Il n'y avait pas des règles de bienséance qui interdisaient cela à l'époque ? Elle l'aurait bien écarté à grand coup d'étiquette, mais elle ne pouvait que rougir comme une idiote.
- Ca ... Capitaine je ...
- Vous êtes fascinante Mademoiselle Bennet, la coupa-t-il, vous semblez tout droit sortir d'un autre monde. Cela se voit même à votre façon de vous tenir. Pardonnez-moi si je peux paraitre impoli et soudain mais il fallait que je vous le dise.
Un autre monde ? Elle n'était donc pas parvenue à donner le change. Elle ne sut que répondre et se contenta de le fixer elle aussi, la bouche entrouverte sur une expression choquée. La situation sembla devenir trop gênante, même pour lui, et il s'écarta de la jeune fille, lui laissant le loisir de calmer sa respiration. Les grandes différences d'âge n'étaient pas perçues comme un problème à cette époque, mais Lyn n'avait que quinze ans ! Le Capitaine Bradley pouvait être aussi séduisant qu'il le voulait, elle sentait des frissons l'agiter en se demandant quelles étaient ses intentions envers elle.
Il lui tourna le dos juste une seconde et cela suffit à Kyo pour surgir et attraper le bras de la lycéenne étourdie. Sa bouche se colla dans le creux de son oreille et un livre ouvert atterrit dans ses mains.
- La même phrase, vite.
Le livre était ouvert sur la bonne page, elle retrouva la phrase en une seconde. Elle eut tout juste le temps d'entendre le Capitaine entamer quelques mots :
- Vous savez ...
- "La Duchesse leva son verre en l'honneur du Capitaine et tous se mirent à acclamer le héros de la soirée"
La seconde suivante, Lyn se trouvait dans la Bibliothèque, à l'endroit même d’où ils en étaient partis. La seconde de stupeur passée, elle lança le livre à la figure du petit brun.
- Kyo ! Sale gosse !
Il éclata de rire et rangea le livre, ne paraissant pas le moins du monde impressionné par cet élan de colère.
- Calme toi Lyn, je voulais juste voir ta tête ! C'était tellement drôle !
Elle allait l'incendier pour l'avoir laissée dans une situation extrêmement gênante comme celle de la terrasse mais elle se souvint de ce qu'il avait dit tout à l'heure, avant leur voyage : "Tu sais, tu es la première personne que je vois depuis longtemps, ça te dit de jouer avec moi ?"
Kyo étais un enfant, juste un enfant seul qui voulait s'amuser. Il lui arracha de nouveau un sourire involontaire. Lyn se dit qu'avec le recul, elle pourrait peut-être trouver cela drôle elle aussi.
Se rappeler du Capitaine souleva plusieurs questions.
- Il va se demander où je suis passée ... Est-ce que le livre a changé à cause de notre passage ?
Kyo la regarda un instant puis il s'assit au milieu de l'allée. Il attendait visiblement que la jeune fille fasse de même alors elle s'installa en face de lui.
- Je crois que puisque tu es une toute nouvelle Rêveuse, je vais devoir t'expliquer.

*****



- Les livres sont uniquement des portails, ils ne sont modifiés par aucun voyage, ils restent les mêmes dans la Bibliothèque ainsi que dans ta dimension. Et cela parce que, quand nous voyageons, c'est notre présence qui ouvre la dimension, elle n'est pas vraiment complète. Quand on repart, elle disparait et cela redeviens juste un livre.
Il prononça la même phrase que celle que Lyn avait cité tout à l'heure en lui posant une main sur le poignet. Ils se retrouvèrent assis une fraction de seconde dans la salle de bal. La voix de la Duchesse retentit :
- Au Capitaine Bradley !
Ils partirent au moment où tout le monde reprenait son toast à l’unisson.
- On pourrait recommencer cela à l'infini, les précédents voyages n'ont aucune incidence sur l'histoire, on ouvre à chaque fois une nouvelle dimension. Le Capitaine Bradley a donc tout simplement cessé d'exister quand nous sommes repartis, il n'existe que si tu voyages.
Cela rendit Lyn un peu triste. Même s'il était bien trop entreprenant et qu'elle avait eu peur qu'il ne se mette en tête de l'épouser, le Capitaine avait eu l'air gentil, et le terme "cesser d'exister" lui faisait un peu trop penser à une mort.
- Ce ne sont que des personnages créés par une imagination humaine Lyn, la rassura Kyo quand il vit son trouble.
- Je sais. Continue. Marmonna la jeune fille.
- Quand on voyage, on peut choisir de modifier certaines données au moment de partir. Avec de l'entraînement, tu pourras le faire par toi-même et cela deviendra de plus en plus rapide et instinctif. Si tu t'en charges toi-même, cela ne sera peut-être pas aussi rapide que ce que nous venons de faire. Si cela n'a pris qu'une seconde aujourd'hui, c'est parce que j'ai l'habitude de voyager. N'oublie jamais ça quand tu devras repartir, surtout si tu dois le faire en urgence, et ne perds pas le livre, ni ta citation.
- Que se passe-t-il si le livre est perdu, ou détruit ?
- S'il est détruit, tu rentres à la Bibliothèque, mais le livre n'existera plus ici, donc plus de voyage. S'il est perdu, il te faudra le retrouver. Et ... Si tu meurs dans une dimension, tu reviens immédiatement, avec le livre, mais il te sera alors personnellement impossible d'y voyager à nouveau.
- On peut ... Mourir ?
Un frisson la parcourut du haut de la tête jusqu'en bas du dos. Elle avait décidé à l'instant où ils étaient revenus de leur premier voyage que tout cela ne pouvait plus un rêve, ou du moins, qu'avant la preuve du contraire, elle partirait du principe que ça n’en était pas un.
- Oui, et tu peux aussi être blessée. Le problème, c'est que lorsque tu opères un retour conscient, en reprenant ta citation, tu peux inverser les modifications que tu as apporté à ta personne, mais pas si tu meurs. Si tu as changé ta couleur de cheveux en entrant dans une dimension et que tu venais à y mourir, tu reviendrais avec les cheveux teints. C'est un exemple futile, mais songe aux dégâts si tu modifiais ton âge ou ton physique de façon plus sérieuse.
Les voyages n'étaient donc pas sans risques, loin de là ...
- Et mon monde à moi ? Que se passe-t-il dans ma dimension. Si je dors, on prend le risque que quelqu'un me réveille non ?
- Non, le temps s'arrête dans ta dimension lorsque tu viens ici, c'est pourquoi il ne peut pas y avoir deux Rêveurs à la fois dans la Bibliothèque. Mais quand tu retournes chez toi, le temps continue de s'écouler ici, les dimensions ne sont pas toutes égales, certaines l'emportent sur d'autres. La Bibliothèque est une dimension puissante, quand tu y es, les autres s'alignent. Les dimensions créées par les livres sont faibles, elles n'existent que par le voyageur.
Lyn ramena ses genoux contre sa poitrine, songeuse. Tout était possible désormais pas vrai ?
- Mais pourquoi moi ? Demanda-t-elle. Pourquoi maintenant ?
- Il y a parfois des gens comme toi, des Rêveurs. Personne ne sait pourquoi ils atterrissent à la Bibliothèque. Ils ont alors le pouvoir de voyager. Et ... Quand ils sont prêts ... Ils deviennent Gardiens et ne peuvent plus accéder à leur dimension d'origine. L'ancien Gardien cesse d'exister, ou peut-être qu'il voyage vers une dernière dimension, personne ne m'a rien dit à ce sujet. Certains attendent d'être vieux avant de prendre le relai, pour profiter pleinement de leur vie de Rêveur.
Lyn releva la tête sans comprendre. Kyo avait donc été un Rêveur lui aussi ? Et il avait choisi de devenir Gardien si jeune ? Il n'avait pas dû être Rêveur bien longtemps, comment un jeune garçon de son âge pouvait-il décider de quitter son monde ? Elle regarda alors ses pieds nus et ses vêtements rapiécés. Quelle vie avait-il eu dans sa dimension pour en venir à un choix pareil ?
- Depuis combien de temps es-tu Gardien Kyo ? Osa finalement demander Lyn.
- Ça va faire bientôt 596 ans. Comme le temps s'écoule quoi qu'il arrive ici, tu peux être sûre que ce chiffre est exact
La lycéenne essaya de ne pas tiquer sur le chiffre, mais elle eut un peu du mal à encaisser le choc. Kyo et elle n’avait sûrement plus du tout la même notion du temps. Elle changea de sujet, ne voulant pas penser davantage au fait que le petit garçon devant elle avait plus de trente fois son âge … :
- Et à quoi servent les Gardiens ?
- Je sais juste que sans Gardien, la Bibliothèque ne peut pas fonctionner. Mais il faut que tu saches que tu n'es pas obligée de devenir Gardienne. D'autres Rêveurs apparaitront. Ce ne sera peut-être pas de ton vivant, mais d'autres viendront après toi, si tu ne t'en sens pas capable, tu peux passer le flambeau à quelqu'un d'autre. Cela arrive que les Rêveurs restent de simples Rêveurs, jusqu'à la fin.
Il eut un petit sourire.
- En tout cas, je suis content que tu sois mon premier Rêveur, tu es gentille avec moi et je suis sûr qu'on va bien s'amuser.
Lyn sourit et s'approcha de Kyo pour lui poser une main sur l'épaule. Si elle avait été d'un naturel un peu plus tactile, elle l'aurait sans doute pris dans ses bras, mais chez elle, ce genre de contact n'était pas naturel. Aujourd'hui cependant, elle était moins réticente à toucher ce jeune garçon, qui était pourtant quasiment un inconnu. Si jeune, si petit, si seul ... Kyo je jouerai avec toi, autant que tu veux. Chaque fois que je fermerai les yeux dans mon monde, mes rêves me porteront vers toi. Je l'espère ... Maintenant, j'ai surtout peur que toute cette aventure n'ait été qu'un véritable rêve particulièrement long et troublant. Songea-t-elle.
- Tu devrais rentrer maintenant. Pour un Rêveur, cela peut être dangereux de rester trop longtemps dans une autre dimension que la sienne. Après tout, le temps s'arrête chez toi, mais pas ici. Tu vieilliras plus vite que tes proches si tu t'égares trop longtemps à la Bibliothèque.
- Quoi ?! Mais je vais devenir vieille à vingt ans si ça continue ! S'écria-Lyn, soudainement paniquée.
- Ne t'en fais pas, même si tu n'en as pas conscience, la Bibliothèque te protège du temps, le décalage n'est pas aussi énorme que tu le penses !
Ses mèches folles s'agitaient sur sa tête quand il parlait, son visage souriant manquerait à la jeune fille à l'instant où elle se réveillerait dans son monde. C'était fou comme il était attachant, il avait réussi à capturer une partie de son cœur en à peine une heure.
Il s'écarta d'elle et lui lança un grand sourire :
- Tu as encore beaucoup de choses à apprendre petite Rêveuse, la première que je t'enseignerai sera la façon de rentrer chez toi : ferme les yeux !
La brune obéit et la seconde suivante, elle sentit une main douce se poser sur son front. Au revoir Kyo, à bientôt.

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