Posté le 2 octobre 2016
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Je suis née le jour le plus froid de cette année.
Comme j'eusse aimé voir le visage heureux de mon père. Et pourtant, hélas, il réservait son sourire à cet âtre qu'il s'évertuait à ne pas lâcher des yeux. Assis sur son fauteuil à bascule, il ne faisait que me dévisager, m'inspecter sans en avoir l'air, sans jamais me regarder en face. Ses rides, dit-on, lui donnaient un air pensif des plus charmant, mais je peinais à retrouver ce charme dans l'attitude qu'il avait à mon égard.
Dés le lendemain, il se mit en tête de m'exhiber auprès de ses amis. Et si je reconnais ne jamais avoir été d'une politesse exemplaire, ne jamais avoir montré le moindre intérêt pour mon prochain, je reste profondément dégoûtée par la façon dont ces gens me jetaient des regards interloqués et confus, comme s'ils avaient vu je ne sais quelle curiosité. Jamais il n'arrêta, pas même quand toute la ville avait fini par me connaître. Il en voulait plus, et si il mourrait en inconnu, je devais rester debout et réussir à sa place, à avoir une renommée.
Mais moi ? Qu'avais-je gagné à être le jouet, le trophée de mon propre père ? Tout le monde me connaissait, certes, j'étais même, et plus souvent qu'à mon tour, invitée à la table de gens que je ne connaissais ni d'Eve ni d'Adam. En échange de cette notoriété, j'étais vite rejetée. Comme à une invitée du Grand Journal, on me demandait de placer un bon mot, puis j'étais rapidement reléguée au second plan. Personne n'avait jamais remarqué que je partais toujours après avoir effectué mon petit numéro. Et quand je voulais la liberté, on m'attrapait par l'épaule, on me faisait m'asseoir, puis, par mépris ou par ignorance, on me laisser me carapater. Et rebelote, comme c'était fatiguant. Mais à qui était la faute ? Avais-je jamais fait part de mes émotions à mon père ?

J'imagine que j'ai fini par me résigner. Mon père était mort, mais, comme il le souhaitait, j'étais une célébrité. De partout, on venait me voir...
J'étais témoin de tant et tant de fragments de vie. J'ai assisté à de nombreux repas familiaux, mais alors qu'ils semblaient chaleureux, j'étais encore et toujours invisible. Tout le monde savait que j'étais là, et pourtant, ils riaient entre eux, m'ignorant ostensiblement quand ils ne se contentaient pas de me jeter un regard perdu pour ensuite se féliciter entre eux des traits d'esprit que je faisais. Qu'est-ce qui pouvait bien être si difficile, dan,s l'idée de me donner un peu de ce que vous avez en abondance ?
J'ai vu bien des amants chérir en ma compagnie le temps qu'ils avaient ensemble. J'étais comme de trop, mais ils semblaient m'accueillir avec tant d'amour que je ne pouvais leur résister. Mais une fois qu'ils m'avaient saluée, et j'aurais mieux fait de m'y attendre, ils retournaient dans leur monde, celui où ils ne sont que deux pour s'offrir toutes les fleurs de la terre. Alors que je restais seule dans notre monde, celui où il faut beaucoup d'orgueil dans les yeux pour qu'il suffise à masquer la poutre qui s'y loge.
De vieux qui me présentaient à des enfants, trop jeunes, trop indifférents. D'élèves qui se détendaient après des cours, trop obscurs, trop barbants. De collègues de travail qui se plaignaient du temps, trop court, trop long. Et je me voyais qui, inlassablement, avançait clopin, clopant.
... Mais on repartait aussitôt. Ils avaient vite fait le tour, mais qui suis-je pour leur donner tort ? De ne suis pas une personne très profonde, et ma conversation est proche du néant. Non, je suis mauvaise langue : certains revenaient, mais était souvent déçus de me voir répéter les mêmes choses inlassablement.
On dit que les gens sont des énigmes vivantes... Ah ! "On le dit", comme un mépris jeté à la figure par un gant déshumanisé. "On le dit", comme si une foule d'anonymes cherchait à s'en dédouaner. "On le dit", comme si le mal n'avait pas de visage ; le mal n'a pas un visage, ça n'a jamais voulu dire qu'il n'en avait pas.

J'ai vu défiler les âges et les générations. A chacune, je faiblissais. J'entendais dire que d'autres, plus vigoureuses, pouvaient rester fraiches toute leur vie. J'en suis heureuse pour elles, si ce destin leur convient. Quand bien même je perdais, je n'avais rien à y perdre. Ils ne croient que ce qu'ils voient, et comme je ne crie pas, ils n'entendent rien. Est-ce ainsi que l'on vit ? Qui inspire sans expirer mourra avant l'heure, et pourtant, on ne me reconnait même pas le droit d'exprimer tout ce que je prends sur moi.
C'est sur la fin de ma vie que je commençais à repenser à mon père. Car si j'étais dans toutes les vies, je n'étais rien, dans aucune. Il est le seul qui ait jamais pris le temps de penser à moi ; réellement, bien plus que seulement un beau jour au détour du hasard.
Bah, maintenant que tout le monde me connait, je finirai bien par mourir de faim. Le monde a changé, moi pas, je me baigne encore dans le même fleuve, je répète toujours la même chose jour après jour, ils finiront par s'en rendre compte...
Et ils me tueront dans le silence propre à la mort, sans jamais savoir qu'ils avaient laissé qui que ce soit pourrir sur le côté d'une lèvre.

Je dis "Père, j'espère que c'était bien pertinent. Permettez que je parte, maintenant.".
Puisque j'existais pour lui, ce n'est pas à moi de penser que ça n'en valait pas la peine.

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