Partie I - Les carottes sont cuites
Qui pouvait dire quand monsieur Yves Ecure était revenu à la vie ?
Etait-il déjà là pendant les deux dernières années ? Les six mois passés ? La seule chose qui importe, cependant, est qu'il soit de retour à cet instant précis.
Il avait la rage au ventre, à défaut d'avoir les larmes aux yeux, de ne pas pouvoir se lever. Cet endroit d'un blanc immaculé qui était devenu sa maison était la vue qui le répugnait le plus. Là où le condamné à mort savait que son supplice durerait peu de temps, lui maudissait en silence la clique qui le ramenait inlassablement dans son lit ; pire encore, il maudissait sa propre impuissance, et ce sentiment de noyade qu'il avait quand on le faisait parcourir les couloirs qu'il connaissait le mieux.
Bien sûr qu'il les connaissait. Ernest Navote, Dr Boquet, et à la tête du service, Olivier Bossard d'Albe. Le premier lui racontait tellement d'histoires, le soir, avant de rentrer dans son appartement. Et même si Yves était un grand garçon, il y croyait dur comme fer. On pouvait, d'une certaine façon, dire qu'il ne croyait plus en sa vie, alors peut-être était-il plus crédule avec ces histoires...
- Bonjour, chéri.
Ça devait être il y a... Trois mois, environ. Isabelle venait d' entrer. La femme d'Yves, sans enfant. Elle avait un nouveau bouquet en main, et cette fois, le jaune dominait. Fleuriste, elle savait tout des compositions florales. Les jours en sa compagnie n'étaient-ils pas beaux ?
Elle s'assit sur une chaise laissée à droite du pauvre homme. Lui aurait préféré que pour une fois, elle soulève son corps immobile et le prenne dans ses bras. Lui qui avant connaissait la forme exacte de sa tête, il n'en avait désormais plus qu'un vague souvenir. Ça faisait deux ans, deux ans qu'il ne pouvait la connaitre qu'en contre-plongée.
Il aimait tant leurs échanges incessants. Yves passait plus de temps à philosopher qu' à faire son travail de cadre. Mais l'échange implique une réponse de l'interlocuteur ; finalement, Isabelle ne faisait que le rappeler sa condition. Au moins, il se sentait aimé ; et elle avait confiance en lui pour l'entendre.
- L-les visites... Elles sont terminées...
Ernest. Il entra dans la pièce en longeant le mur. D'un coup de tête, il souhaita une bonne fin de journée à celle qui partait. Arroser les fleurs d'Isabelle, comme il le faisait à chaque fois. Ernest regarda son patient, bien heureux de ne pas pouvoir croiser le regard d'un homme dans pareille condition, et s'assit à la place que la porteuse d'une alliance avait auparavant occupé. Seul, il ne valait pas ses collègues, mais au moins, il restait bien après les horaires des deux autres.
Une nouvelle journée commença. Isabelle racontait que son mari avait toujours été un grand rêveur - non pas qu'il avait des projets à ne plus savoir qu'en faire, non pas qu'il visait la lune quand les autres restaient au sol, mais il avait tendance à rêvasser. Il avait son monde, rapporte-t-elle, qu'il rejoignait régulièrement dans son sommeil comme dans sa vie éveillée. Je suis sûr qu'il y va encore, dans le seul endroit où il peut bouger...
Toujours est-il qu'il en a probablement été tiré quand...
Quand Cassandra Boquet a allumé la télévision. Comme chaque matin, il avait droit aux infos ; et à son présentateur dont il détestait la voix depuis des années. Cassandra, elle, restait un moment, et commentait les faits divers. Il aurait aimé qu'elle lui lise les sous-titres divers et variés, en cela qu'il avait un mal fou à le faire lui-même : ça ne lui était pas impossible, mais ça lui demandait trop de concentration, qu'il préférait utiliser à écouter.
Alors qu'elle partait, Isabelle fit son entrée. Elle précédait Christophe Leverger, un ami de fac d'Yves, qu'il avait perdu de vue avant de se retrouver ici ; il ne venait pas aussi souvent que celle qu'il accompagnait, mais il avait le mérite d'être présent.
- Les Révok ont eu un garçon, tu sais, lui confia sa dame.
Les voisins, du 22 rue des tailleurs. Un couple adorable dans la vingtaine qui avait essuyé fausse couche sur fausse couche. C'était une bonne nouvelle, Yves était heureux pour eux, mais malgré tout, il avait l'impression que ça ne le concernait pas, que ça ne le concernait plus.
- Ça a pas l'air de t'faire beaucoup d'effet.
Christophe était comme ça depuis le début. Il enchainait les vannes douloureuses, mais sa présence permettait à notre héros de se rendre compte qu'il existait encore. L'un dans l'autre, il lui était reconnaissant. Que ce soit pour ça ou par couardise, Isabelle ne lui demandait pas non plus d' arrêter, ou en tout cas, pas dans la salle.
Un jour, il le leur dirait. Ce à quel point il était content qu'ils soient là.
- Tiens, le faire-part.
Isabelle sorti de son sac un petit livret. Entre ses pages, ce qui ressemblait à un journal détaillant les prénoms, la taille, et le poids du bébé. Quelques photos du nouveau-né ponctuaient les lignes, et pour finir, une photo de l'heureuse famille.
- Donc voilà, c'est Xavier.", fit-elle en montrant le nourrisson du doigt. "Tu te souviens de ses parents, non ? Ce sont de vrais rayons de soleil. Ça fait du bien de voir des gens qui s'aiment autant.
Christophe se tenait un peu à l'écart, comme si il trouvait bizarre qu'Isabelle s'adresse à un tas de chair sans apparente conscience. Malgré ça, il s'approcha et tapota l'épaule de son vieil ami.
- Aaaallez, tu peux encore les rattraper ! En t'activant un peu.
- Pendant qu'on y est, chéri, le docteur Navote nous a dit qu'on pouvait te faire faire un tour. Christophe, tu peux aller le chercher ?
Bien sûr, Yves était ravi de passer ce moment avec sa femme.
D'un autre, il ne voulait pas que ce soit elle qui le ramène dans sa chambre.
Partie II - Saigne
Il était dix-huit heures. Les phares de sa voiture éclairaient les gouttes de pluie qui devenaient autant de fils d'or en constante chute.
Et comme la majorité d'entre nous, il n'y était pas préparé.
A peine sorti de sa voiture, il fut trainé dans une ruelle sur le côté de son habitation. Malgré tout, ça a bel et bien été lui, le premier à l'ouvrir.
- Qu'est-ce que c'est supposé vouloir dire ? Vous êtes complètement taré !
- Tu te souviens pas de moi... ?
- Nan, puis j'ai pas l'intention !
Il commençait à lever un poing au ciel. Et pour sûr, il l'aurait abattu si il ne s'était pas retrouvé menacé d'un couteau. Yves n'était, finalement, qu'un pauvre bonhomme dont la confiance dépassait les compétences. Sitôt qu'il n'était plus en position de force, il devenait une larve.
Arme agitée dans tous les sens de surcroît. Sans véritable technique, mais assez pour impressionner le béotien.
Il misa donc tout sur une fuite. Se retournant, il couru de toutes ses froces vers le second bout de la ruelle, mais malheureusement pour lui, fut rattrapé. Il se prit un violent coup de poing dans les vertèbres, le faisant choir sur le bitume humide. Face contre terre qui devint promptement face contre chaussure. Avant de perdre connaissance, il n'a été capable que d'entendre des pas s'éloigner.
A son réveil, il était dans une salle blanche, sur un lit d'hôpital.
Partie III - Où l'on raconte des salades
Au jour céans.
Christophe était venu pour manger avec son ami. En fait, c'était Cassandra qui lui avait conseillé, en lui disant que ça lui ferait de la compagnie. En général, elle mangeait avec lui, mais sa mère venait d'entrer à l'hôpital, et elle préférait, à raison, passer son repas avec elle. D'autant que sa vieille avait sûrement un peu plus de conversation.
- Tu y repasses aujourd'hui, alors ? Bonne chance mon pote.
Récemment, le service avait acheté un dispositif d'imagerie cérébrale. Ils l'utilisaient sur les patients comme Yves pour déceler des réactions et savoir si l'intéressé avait plus ou moins de chances d'être conscient. Yves avait déjà démontré sa réactivité plusieurs fois, mais les tests étaient routiniers, afin de constater des évolutions possibles.
Olivier était un excellent médecin, et ce procédé ne créait pas d'exception. Il savait parfaitement s'en servir.
Olivier justement, est venu le chercher.
Le cerveau d'Yves était actif, mais ne réagissait pas.
Il fallait faire quelque-chose quelque-chose. Ernest se dévoua. Quel brave homme.
- P-pensez à votre femme.
- Docteur Navote ! S'exclama Olivier.
- Ah, ou-oui... J'oubliais qu'elle a-a-avait trouvé il y a... D-deux mois ? Oui, monsieur Leverger avait dit qu'il lui en p-parlerait...
Réaction intense.
Sûrement quelque-chose comme "Quoi !? Personne ne m'en avait parlé ! N'ai-je pas assez d'importance pour qu'on me le dise !?"...
- Allez me chercher Noël.
- Tout de suite, d-docteur...
En arrivant, Cassandra tenta bien de communiquer avec Yves... sans succès. Il s'était, selon toute probabilité, renfermé dans son monde mental.
C'était le but. le traumatiser. Tirer avantage de son impuissance...
Partie IV - Souviens-toi... L'été 2009
Permets-moi de te rafraichir la mémoire.
- A-alors Cassandra, l-le repas était à ton goût... ?
- C'était divin, merci. Mais c'est encore trop peu pour me séduire.
- Tu n'es p-pas vraiment mon genre...
Elle eut un sourire qu'elle tenta de retenir.
- Ça fait dé... Déjà un an, c-c'est ça ? Eheheh...
- Ouais, euh... T'es quand même flippant quand tu t'y mets, tu sais ?
Je me levais pour aller payer. Cassandra commençait à sortir, mais m'attendait. Cela fait, je la raccompagnais chez elle.
Yves Ecure, ce misérable, lui, avait fait des heures supplémentaires et rentrait du travail. Sa voiture était au garage, et il devait donc à pieds.
Evidemment, nous l'avons rencontré.
Il n'était même pas saoul. Et il a tout de même sauté sur Cassandra... J'essayais de le faire déguerpir, mais sans succès...
- Putain !
Il était en colère.
Il commençait à la frapper. Je suis gentleman, moi, alors j'ai essayé de le blesser, qu'il arrête... Il s'est détourné de Cassandra, mais elle avait tourné de l'oeil.
Nous nous sommes battus jusqu'à arriver dans un champ à proximité. Mais il était plus fort... Ce jour-là, moi non plus, je n'étais pas préparé.
Il m'a abandonné ici. Je saignais comme un chien, mais par chance, j'étais vivant. Comme Cassandra. Elle s'était réveillée un peu plus tard, mais contrairement à moi, elle avait oublié ce qui s'était passé.
Alors, tu es du genre à croire à la fiction ?
Partie V - Pourriture
Tu m'entends, pas vrai ?
Jure-moi que je ne raconte pas ça à un abonné absent.
Tu ne peux pas juste te défiler comme ça. Tu le sais, hein ?
Est-ce que moi, j'ai oublié ? Est-ce que moi, j'ai ignoré ton existence ?
Tu m'as laissé pour mort au milieu d'un champ. C'est le genre d'évènement... Marquant.
Bon, l'histoire est finie pour aujourd'hui.
Je sais que tu m'entends encore... Ça doit t'empêcher de trouver le sommeil. Qui tu es, je veux dire.
Lève-toi si tu ne comptes pas dormir.
Et tu viendras me voir, à l'occasion, qu'on discute. 24 rue des tailleurs.