Il avait passé le reste de l’après-midi et de la soirée à tenter de mémoriser un petit bout de ce labyrinthe dans lequel il se trouvait, et avait pu en déduire pas mal de choses. A l’évidence, le grand arbre - qui se trouvait au dessus du fossé duquel il était sorti – avait bien l’air d’être le point central de tous les chemins de ce dédale infernal, étant donné qu’il était repassé devant plusieurs fois. Toutefois, bien qu’il aurait davantage voulu photographier le terrain environnant, une nouvelle rencontre avec la bête l’en avait empêché. Il devait se trouver sur son terrain de chasse. Et encore une fois, il n’avait pas pu l’identifier. La seule chose qu’il savait désormais était qu’elle se trouvait dotée d’une certaine aisance pour ce qui était de se déplacer au sein de ce fourré sinueux. A l’heure actuelle, qui approchait dangereusement de la nuit noire, il s’en était revenu à son camp de fortune.
Durant son escapade, il avait bien pris le temps de ramasser du bois et un bon paquet de feuilles mortes, et s’en était servi pour allumer un feu. Il ne savait pas comment ni pourquoi il avait fait ça, il l’avait fait et c’était tout. En effet, bien qu’il ne se rappelait d’aucun de ses moments passés, son instinct ne semblait quant à lui en rien affecté par cette amnésie. Au contraire, il lui paraissait très aiguisé. Alors qu’il avait mis à chauffer une conserve de viande tout en prenant soin de masquer la lumière de son feu pour de ne pas attirer l’attention du danger (une chance que son campement se trouvait à l’abri des regards), il se fabriqua une lance rudimentaire avec son couteau de chasse, qu’il fixa à l’aide d’une liane relativement solide au bout d’un grand bâton. Ceci fait, il la laissa reposer contre la paroi rocheuse de la petite grotte, et dévora son repas. Puis, une fois rassasié, il conclut bon de dormir jusqu’au petit matin. Quand les premières lueurs de l’aube se pointeraient, il retournerait au pied du grand arbre. Il souhaitait prendre de la hauteur.
Cette nuit le gratifia d’un sommeil sans rêves, dont il s’éveilla encore plus meurtri que la veille. Tout son corps le faisait souffrir tant ses courbatures tiraient sur chacun de ses muscles, et tant sa tête bourdonnait d’un sourd mal de crâne. Cependant, il ne voulait pas s’accorder plus de répit, et se leva quand même.
Le plus marquant fut l'odeur. Il ne savait pas depuis combien de temps il ne s’était pas lavé, mais la crasse accumulée et sa propre transpiration formaient un mélange âcre, qui ne le gênait cependant pas plus que ça. Il n'y avait, en fait, même pas songé jusque là. Somme toute, sa propre odeur devenait sienne. Il s'empara ensuite de sa lance et l'endossa grâce au semblant de baudrier qu’il avait fabriqué avec le reste de la liane. Une fois équipé et paré, il resta un moment silencieux, écoutant attentivement les bruits des alentours, puis sortit de sa cachette.
Il avait renforcé le camouflage de son bivouac en masquant l’entrée par de larges fougères et quelques branches trouvées ci et là, ce qui lui avait permis d’allumer son feu sans trop prendre de risque. Jusque là, il était assez fier de lui, même s’il ne savait pas d’où tous ces automatismes lui venaient. C’est comme s’ils lui avaient été insufflés par quelque chose. Il haussa les épaules. De toute manière, qu’il se creuse ou pas la tête, il n’en saurait pas plus maintenant. Alors il préféra ne plus se torturer l’esprit afin de se concentrer sur son évolution au coeur de ce grand lacis.
Désormais, il savait où il allait. Il longeait les longs couloirs ondoyants entre les édifices de pierre et les ruines d’autrefois avec une assurance toute nouvelle. Aussi ne mit-il que très peu de temps, à peine quelques minutes, à rejoindre le grand arbre. Il y arriva sans trop d’embûches, juste quelques frayeurs et trébuchements incongrus. Alors qu’il se trouvait à son pied, le découragement pris la part sur lui-même. En effet, la taille du massif de bois avait tout de déconcertant ; on n’en voyait à peine le feuillage à cause du brouillard. Toutefois, il repéra une petite alcôve qui se trouvait sur le tronc de celui-ci, suffisamment haute pour lui permettre une vue panoramique. Il resserra son baudrier, et s’en approcha. L’alcôve se situait à une trentaine de mètres au dessus de la surface du sol, et le seul chemin d’accès devait se faire par la raideur de l’arbre. Il lâcha un long soupir, et observa les atours de la petite clairière. Il y avait forcément un moyen d’y accéder, n’importe lequel. Tout à coup, son regard s’illumina. Il porta la main au baudrier de sa lance, et en caressa la liane du bout des doigts. Il avait une idée.
Il mit donc une certaine distance entre lui et le tronc, et en avisa la solidité. Le bois avait l’air ancien, facilement pénétrable ; on pouvait probablement arriver à le transpercer en y mettant une force suffisante. Il empoigna donc sa lance - dont il avait défait le baudrier sur la queue et allongé la liane en corde de rappel – et enserra le pommeau de celle-ci. Il se concentrait. Quand il se sentit prêt, il visa le dessus de l’alcôve, prit son élan, banda son bras, et projeta sa lance dans les airs. Celle-ci fila fièrement dans un sifflement aigu, et… Se cogna platement contre le corps épais de l’arbre, largement à côté de sa cible. Puis, elle retomba misérablement au sol. Matthieu garda la pose pendant un moment, balançant mollement son regard entre la lance et son but. Il grommela. Néanmoins, loin de s’avouer vaincu, il récupéra son arme. Il avait en effet plus d’un tour dans son sac.
Et ce n’est effectivement qu’à peine une demie-heure plus tard qu’il put mettre son plan B à exécution. Médiocre tireur peut-être, mais il n’en restait pas moins habile de ses mains. Il avait donc attaché davantage de lianes entre elles, jusqu’à en faire une ceinture végétale suffisamment grande pour encercler l’imposante souche. Il fit donc le tour de celle-ci en déposant la liane au sol au fur et à mesure de sa progression, puis une fois revenu à son point de départ, il s’empara des deux extrémités du tissage et les tira vers lui. Bingo, les lianes se resserrèrent autour du tronc : il pouvait maintenant l’escalader en faisant jouer son poids en sa faveur tout en se retenant grâce à ce solide cordage. Encore une chance pour lui que les plantes d’ici furent résistantes.
Il entama donc sa montée en restant prudent tout de même, car s’il venait à glisser de cette hauteur, il n’en ressortirait certainement pas indemne. Il prit donc son temps, mesurant chacun de ses mouvements avec la minutie d’un félin, et gagnait de la hauteur lentement mais sûrement. Une fois arrivé à l’alcôve, il s’octroya une petite pause pour respirer. De là, il pouvait voir l’ensemble du domaine dans lequel il se trouvait. Une vraie jungle, comme il l’avait intelligemment supposé. On pouvait remarquer, plus à gauche, l’immense édifice qu'il avait visité, semblable à un château s’étendant de toute sa largeur, et légèrement plus loin derrière, un tout nouvel environnement fait de ruines qui avaient probablement formé une ville par le passé. Sur sa droite, au contraire de l'hypothèse qu'il avait émise, la sylve semblait s'étendre sur des kilomètres. Elle n'était finalement pas si perpétuelle qu’il l’avait imaginée, excepté sur la partie droite, où celle-ci couvrait la totalité de l'horizon jusqu'à de lointaines montagnes. En fait, il se trouvait simplement non loin de sa lisière. Dans tous les cas, il savait dorénavant qu’il n’était pas coincé ici.
Après avoir encore longuement observé depuis les hauteurs, il conclut sur sa descente afin de rejoindre son campement. Il avait déjà bien assez traîné ce matin, et midi pointait déjà le bout de son nez. Une fois de nouveau sur la terre ferme (il avait pris soin de laisser la longue corde accrochée en haut de l’alcôve si besoin était de remonter), il jugea bon de se mettre en quête d’eau, car ses réserves allaient en s’épuisant. Il ne lui restait à peine qu’un demi-litre. Il rajusta la lanière de sa lance sur son épaule, et s’engagea sur la route de son cantonnement. Soudain, un crac se fit entendre non loin dans les fourrées, suivi d’un froissement peu rassurant. Il se tétanisa.