Cobalt :
À la lumière de la Lune, me fondant dans l'ombre comme si j'étais moi même faite d'obscurité, je volais de toit en toit, silhouette silencieuse, mes cheveux virevoltant dans le vent. À la lueur des étoiles, je m'assis enfin, perchée sur une gargouille qui ornait l'Eglise, et contemplait le village endormi qui s'étendait sous mes yeux, tout en comptant les quelques pièces que j'avais réussi à voler au marché aujourd'hui. Certes, il n'était pas prudent de sortir la nuit depuis quelques jours, car soit disant des créatures avaient envahi les rues et mangeaient les petits enfants qui désobéissaient à leurs parents. Heureusement pour moi, les miens étaient morts à ma naissance. Peu superstitieuse, ces histoires ne m'effrayaient pas, et je me répétais que de toute façon, si les monstres existaient réellement, ils n'avaient qu'à venir me chercher, je n'avais rien à perdre, peu m'importait !
Doucement, le chant des criquets apaisait mes pensées, et je me sentais sombrer dans un état léthargique, bercée par cette mélodie nocturne. Depuis cette hauteur, je laissais mon regard divaguer en direction de la fenêtre ouverte de cette jeune fille qui avait volé mon cœur. Elle s'appelait Angie, et ce nom lui allait à ravir… Dieu qu'elle était belle ! Ses cheveux noirs comme l'ébène cascadaient jusqu'à sa taille fine que je rêvais d'enlacer depuis notre rencontre, et ses yeux étincelaient constamment d'un éclat bleuté, aussi pur que la rosée qui tombait déjà sur la pierre où je me tenais. J'aurais vendu mon âme pour un de ses sourire, et j'aurais brulé en enfer pour un de ses baiser. Perdue dans ma contemplation, je ne vis la personne qui se tenait derrière elle que lorsqu'elle lui prit la main. Se retournant en riant, ma douce Angie l'embrassa passionnément. Je ne pu détacher mes yeux de ce spectacle pendant quelques minutes, mes ongles s'enfonçant de plus en plus profondément dans ma chair, jusqu'à ce que des perles rouges dégoulinent entre mes poings serrés. Le hululement d'une chouette me sortit de ma transe, et ne pouvant en supporter davantage, je me levais et descendit de mon perchoir en oubliant mon butin de l'après midi. Je ne cessais de revoir le visage de celle qui m'avait volé le seul espoir de ma vie. Ma raison d'être. Aveuglée par la rage, je glissais et tombais dans une ruelle sombre, que je ne connaissais pas. Me relevant avec difficulté, je réalisais que ma cheville me faisait atrocement souffrir. Je décidais de passer outre la douleur, mais je ne pouvais ignorer plus longtemps les larmes qui ruisselaient sur mes joues. Un cri retentit, brisant le silence, et je me rendis compte qu'il provenait de ma gorge. Je frappais le mur en brique de ma main déjà blessée, pleurant toutes les larmes de mon corps. Mes jambes se dérobèrent sous le poids de ma souffrance, et je restais un moment sur les genoux, lorsque soudain je compris que je n'étais pas seule. En effet, un grognement sourd s'échappait de derrière la poubelle en face de moi. Avec fascination, je regardais la créature poilue aux yeux rouges et aux muscles saillants qui avançait vers moi, me disant que le sort voulait me punir de n'avoir cru à ces légendes anciennes, et que je méritais de mourir de cette manière. Tendant la main, je suppliais le monstre : "Tuez moi. Tuez moi. Par pitié, tuez moi !". Surpris, il pencha la tête de côté, et me détailla de la tête aux pieds. Le voyant m'étudier ainsi, je me demandais ce qu'il pensait de la jeune fille éplorée assise à ses pieds, et il se mit à parler, m'éclairant sur ses intentions : "Je ne te tuerez pas. Je te connais, tu n'es pas faible, ce serrait du gâchis de t'achever alors que tu peux me servir. Je t'ai observé tout à l'heure, et je voudrais te faire une proposition." J'avais l'impression de rêver. Au fond, j'étais toujours septique sur l'existence des loups-garous, malgré la présence de l'un d'eux en face de moi, et je ne savais pas quoi répondre. Devant mon mutisme, la bête continua "Si tu préfères rester l'orpheline obligée de détrousser les villageois pour manger, je pars sur le champ et tu pourras retourner à ta vie misérable. Mais, est ce que tu souhaites laisser cette cueilleuse de tomates forniquer impunément avec celle que tu aimes, ou bien veux-tu… sentir ses os craquer sous tes crocs, sa chair tendre saigner sous tes griffes ?". Les battements affolés de mon cœur se calmèrent, et mes yeux glacés et déterminés se fixant dans ceux du Loup, je hochais la tête. Avant que j'ai eu le temps de dire quoique ce soit, il me mordit et je me mis à je hurler à la mort.
Durant cette nuit étoilée, je sentis les os de ma cheville se ressouder, ma mâchoire se garnir de dents pointues, et la fourrure recouvrir mon corps tout entier. Le lendemain, le village organisait un vote pour tenter de tuer les Loups, et le soir, on brûla l'un des habitants après l'avoir accusé d'être un des nôtres. Mauvaise pioche… Le soleil couché, la meute se réunit pour dévorer un villageois, et je participais au carnage en déchaînant ma fureur. Au fur et à mesure des jours, je pris goût au meurtre, et je ne pensais plus qu'à ma vengeance, attendant avec exaltation le moment où j'enfoncerai mes crocs dans la jugulaire de cette fille aux tomates. Enfin, lorsque les loups se réunirent une nouvelle fois, je prononçais le nom de ma cible, sachant très bien qu'elle se rendait dans son champ tous les soirs pour prendre soin de ses fruits. La sentence tomba, et nous lui tendirent une embuscade. C'est avec un plaisir non dissimulé qu'après l'avoir empalée sur mes griffes je lui murmurais à l'oreille la véritable raison de sa mort, et sur un prénom dévastateur, mes crocs claquèrent sur sa gorge, tuant toute étincelle de vie dans ses yeux.
Le matin, quand j'appris que Angie, la belle aux cheveux d'ébènes, était elle aussi tombée, un sentiment d'accomplissement m'envahit, et je souris, car dorénavant peu m'importait d'être brûlée sur la place, j'avais accompli ce pourquoi j'avais existé. Et lorsqu'enfin, le jour où ce fut mon tour de rôtir arriva, un rire s'échappa de mes entrailles, jusqu'à ce que la fumée m'étouffe, remplissant le village de l'écho de mon succès.