Posté le 7 mai 2013
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Tarantella



L’acte accompli, son corps retomba mollement sur le matelas. Tu sais, chérie, c’est à chaque fois une petite mort. Il est venu, le temps de la délivrance. Je me lançai dans la contemplation muette de son corps, de son visage. Christique, vulnérable, les paupières closes, elle contrastait violemment avec l’amazone immortelle qu’elle incarnait aux yeux de tous. Ce que nous venons de vivre, chérie ! Comment peux-tu t’en remettre aussi rapidement ? Il était en effet surprenant de la voir aussi calme et apaisée, elle qui était, juste avant, haletante et agitée. J’en étais, personnellement, encore tout essoufflé. Mes mains étaient rouge vif, comme honteuses de ce qu’elles venaient de faire. Mais je me sentais si bien. J’étais entièrement satisfait. Alors, je m’allongeai aux côtés de la belle, et passai, pour la première fois depuis bien longtemps, une nuit reposante et sereine.

Adorable, n’est-ce pas ? La scène est d’une mièvrerie et d’une banalité affligeantes. Cependant, elle peut avoir un tout autre intérêt ; il suffit de connaître les raisons qui l’ont motivée. Peut-être que, lorsque vous en saurez la véritable valeur, vous en serez ému, ou effrayé. J’imagine que l’on ne peut se montrer indifférent à mon histoire. Je n’ai, en revanche, aucune idée du temps que cela me prendra pour tout raconter. Je vais beaucoup parler de moi, ça a toujours été mon sujet de prédilection. J’ai longtemps cru que j’étais la personne qui me connaissait le mieux. Ces dernières années, j’ai compris que ce n’était de loin pas le cas. Ça n’a pas été facile à accepter, et cela fait, entre autres, partie de tous ces tourments, ces images et figures cauchemardesques qui ont occupé mon esprit si longtemps que je n’en suis sûrement pas sorti indemne. Inutile de s’attarder, pour l’instant, sur de tels détails. Il est temps de commencer mon récit, dont j’ai situé le début quatre ans avant la scène, initiale pour vous, finale pour moi.

J’avais trente ans. Âge traumatique. Un ami était tombé en dépression, un autre s’était marié, ma mère vieillissait. Moi ? J’allais plutôt bien, du moins je me sentais bien. Jamais je n’aurais pu croire que cela cachait quelque chose, ayant toujours laissé le doute en dehors de ma vie. J’étais quelqu’un d’assuré. Je ne devais prendre exemple sur personne, j’étais mon seul maître, et suivais cette doctrine presque religieusement. Mon idole ? Ma personne. Mon confident ? Moi. Mon fidèle allié ? Mon cerveau. Alors, bien sûr, j’avais des amis (dépressifs et/ou mariés), mais ils me reprochaient souvent cet intérêt quasi maladif que je portais à ma personne. Je les laissais dire, en les enviant d’avoir un ami tel que moi. On me disait souvent que j’allais mal finir, à être égocentriste, qu’il y avait quelque chose de malsain dans la relation que j’avais avec moi-même. Je considérais ces avertissements comme parfaitement infondés ; je savais bien où m’arrêter dans la contemplation de soi. Mais à l’époque, il était vrai qu’aucune femme n’avait réussi à me passionner assez. Elles me livraient leurs souhaits, je dérivais sur les miens. Tout ce qu’elles avaient vécu, je l’avais vécu en mieux. Jamais une femme ne m’avait entendu parler plus d’elle que de moi.

Je faisais partie de ces personnes qui pensaient qu’avoir lu Les Misérables, Germinal et le dernier Goncourt faisait d’elles quelqu’un de cultivé. Celles qui aimaient le cinéma, certes, mais celui des dix dernières années seulement. Celles qui refaisaient le monde dans des soirées entre amis, persuadées d’avoir toutes les clefs pour régler la crise mondiale, et ne votaient pas aux élections. J’avais appris les noms des grands compositeurs et à reconnaître quelques tableaux pour briller aux jeux de société. Je n’avais pas une vie de luxe mais je n’étais pas à plaindre non plus. Je sortais souvent, mais jamais aux mêmes endroits. Je m’efforçais de ne pas finir dans de vieux bars glauques et préférais payer plus cher ma boisson rien que pour me sentir entouré de gens « sains ». J’étais plutôt exigeant avec les autres, d’autant que je ne cessais de les comparer à moi-même. Mais, au fil des années, j’avais réussi à me construire un entourage qui me convenait. Ils n’étaient pas ceux que j’appelais mes amis, simplement ceux avec qui je passais mes samedis soirs. J’étais même parvenu à me faire inviter dans des lieux auxquels je n’aurais jamais pu accéder. Cela flattait mon ego et je pouvais assurément me considérer comme étant heureux.

J’avais toujours éprouvé une angoisse face au changement. Les légers imprévus étaient les pires, je les redoutais plus qu’un changement radical. Je ressentais le besoin constant de m’assurer que je contrôlais parfaitement tout. N’avais-je pas comme mot d’ordre celui d’être mon seul maître ? C’était une nécessité, pour moi, de me conforter dans une situation avantageuse. Ainsi ma petite vie de bourgeois artificiel ne devait surtout pas se voir bouleversée par un quelconque élément nouveau. Un bar fermé un samedi soir ? C’était un outrage en lui-même. Mais le plus grand affront que j’eus à subir fut le suivant :

L’élément nouveau portait un prénom.

Et quel prénom ! Salomé. Des yeux qui vous foudroient, une nonchalance étudiée. Allées et venues insolentes. Plutôt menue mais perchée sur des aiguilles, démarche vacillante d’une jeune biche. Paupières lourdes et bouche écarlate. Ce n’est pas sa beauté qui fascine, ce sont plutôt les infimes détails qui la composent. Son regard est une attaque, et personne ne semble avoir trouvé un moyen de s’en défendre. Ses iris mordorés ne plongent jamais réellement dans ceux des autres. Les pupilles oscillent légèrement, et se placent un peu au-dessus de la cible de son regard, suscitant ainsi la curiosité de l’interlocuteur. La belle devient une énigme, que quiconque, homme ou femme, veut à tout prix résoudre. Son nez est piqué d’un petit diamant. Quel tort t’a-t-il causé, Salomé, pour le punir de la sorte ? Il t’en veut, ça se voit à la manière qu’il a de se froncer quand tu souris. Un sourire d’une innocence enfantine, provoquant un dérangeant sentiment de culpabilité chez toute personne attirée par Salomé. Mais sa taille gainée, ses hanches ondulant au rythme de la musique, et ses yeux couverts d’une épaisse couche noire permettent d’écarter le moindre doute sur son statut de femme. Humaine ? Pas sûr. Adulte ? Certainement. Depuis peu, certes, mais déjà elle semble avoir compris toutes les règles de ce monde. Racoleuse, séductrice, sûre d’elle, tout en donnant l’impression de rien. Elle joue la petite ingénue, la fille prude qui se serait retrouvée là par hasard. Captivante, ensorcelante. Si tes yeux nous attrapent, tes cheveux nous retiennent. Eux sont sans doute l’un de tes plus grands mystères. Rouge. Quelle formidable couleur ! Artifice malin, teinte vive, offensive. Rouge, ce rouge ! Ce ne peut être que la passion. Rouge comme tes lèvres, rouge comme les spots qui t’éclairent quand tu danses. Rouge Amour. Que m’as-tu fait ? En plus de m’avoir transformé en détective, voilà que tu ajoutes un mot à mon vocabulaire. Salomé, Salomé, tu me fais perdre la tête.

Bouleverser ma vie à ce point ? Cela faisait d’elle ma pire ennemie. C’était ce qu’une minuscule partie de moi m’avait crié quand le mot amour était apparu dans mon esprit. À ma première rencontre avec Salomé, il n’en était évidemment pas question. J’étais entré dans ce bar, huppé et débauché à la fois, d’une humeur massacrante, car ma venue était uniquement due à un imprévu. Et ses yeux s’étaient posés sur moi. C’était comme la foudre qui s’abat, quelque chose d’instantané qui vous choque encore bien après l’impact. Toute la soirée, ce n’avait été que du jeu et de l’interrogation. Une soirée entière à se toiser, mais jamais se parler. J’avais quitté les lieux plus tard que d’ordinaire, et une seule idée m’était venue à l’esprit : y retourner au plus vite. C’était ce que j’avais fait, la semaine suivante, et des dizaines d’autres encore. Premier changement. Revenir plusieurs fois dans un même lieu, le samedi soir, c’était briser l’une des règles d’or. Étais-je toujours mon seul maître en agissant de la sorte ? Mais cette fille était tellement intrigante. À chacune de mes venues, elle était là. Encore maintenant, je serais incapable de dire si elle était cliente ou employée de l’établissement. Et le jeu avait recommencé, en évoluant un peu plus chaque semaine. J’avais pu entendre sa voix, connaître son nom, en apprendre plus sur elle. Et petit à petit, le second changement s’était opéré. Amour. Un mot que je n’avais, jusque là, que fait d’entendre, de lire, et de prononcer indifféremment. Salomé m’en avait donné le sens véritable. Et il s’était produit une chose formidable, inexplicable : le moment où chacun comprit que l’autre l’aimait aussi, et que cela ne s’arrêterait pas à un jeu stupide entre nous.

Moi qui n’avais jamais été sentimental, je m’étais retrouvé amoureux passionné. Plus qu’une passion, c’était une obsession. Rouge, ce rouge ! Cette femme était fascinante. Chaque jour, une nouvelle surprise, une nouvelle facette d’elle que je découvrais. L’inépuisable Salomé, la femme aux ressources infinies. Celle qui me ramena sur le droit chemin, et qui, en plus de l’amour, me fit découvrir de nouvelles émotions. Le doute, que j’avais éloigné de ma vie dès l’enfance, était revenu à moi et ne me lâchait plus depuis. J’avais découvert l’incertitude. D’homme confiant et imperturbable, j’étais devenu anxieux, frisant la paranoïa. Ces changements avaient été durs à supporter pour un homme comme moi, mais avaient conduit au meilleur. Salomé. Vivre avec elle, ne jamais s’ennuyer ni se lasser. Voir en chaque jour une nouvelle naissance, comme si nous ne nous étions jamais connus avant. Elle était la personne la plus influente sur moi. Celle qui ravivait mes joies d’un simple sourire. Celle qui avait mis un terme, de la plus élégante et plaisante manière qu’il fût, à la relation fusionnelle que j’entretenais avec moi-même. Un exploit que je n’aurais jamais cru possible.

Avec quelqu’un comme Salomé, on se sent hors du temps. Elle avait mille projets, et avait foi en tous, car elle ne pouvait admettre l’idée que la vie s’achevât un jour. Je finis par adopter sa manière de voir les choses, du moins à l’échelle de notre relation : elle ne prendrait jamais fin. Et pourtant, l’éternité ne dura que quatre ans. Quatre années que je vais tenter de résumer succinctement. Les deux premières furent les plus intenses, elles représentent le début de notre relation, l’émerveillement, mais, paradoxalement, elles furent aussi celles où le moins de choses se produisirent. Ce fut une banalité constante et agréable qui régit ces deux premières années. Le changement – encore un – arriva au cours de la troisième, annonçant une terrible fin à notre couple éternel.

Trois mois après notre toute première rencontre, nous étions officiellement « ensemble ». J’avais délaissé les bourgeois du samedi soir pour revenir auprès de mes amis de longue date. L’un d’eux, marié, ne manquait pas une occasion de me rappeler le ton solennel que j’avais adopté un jour en lui affirmant que jamais je ne m’éprendrais de quelqu’un de cette façon. Un autre, dépressif, prétendait tristement qu’il était ravi pour moi, avant de réprimer un sanglot. Ma mère, qui vieillissait, paraissait plutôt rassurée de me voir enfin en couple et amoureux. Elle désapprouvait fortement la couleur – rouge ! – des cheveux de Salomé, mais ce n’était que secondaire. C’était sûrement le seul reproche qu’elle avait trouvé à faire. Des personnes que je n’avais plus vues depuis des années réapparurent subitement, comme s’il était absolument inconcevable que je pusse être avec quelqu’un – et l’aimer vraiment, de surcroît. Un ami, marié et presque dépressif, essaya de me faire croire que c’était la disparition de mon égocentrisme qui m’avait donné l’impression que plus de gens m’entouraient. Mon égocentrisme rétorqua que je n’étais quand même pas si stupide et qu’il n’avait pas tout à fait disparu. Il avait simplement été surpassé par la personne de Salomé, qui était bien plus fascinante que n’importe qui au monde. Je le voyais, à chaque fois que je la présentais à quelqu’un de mon entourage, son charme mystérieux opérait. Eux aussi devaient essayer de déceler les secrets de sa beauté, d’analyser par quel mécanisme les moindres parcelles de son visage s’accordaient pour former un ensemble somptueux. Et à chaque fois, elle faisait s’abattre son regard ensorceleur sur eux, hommes ou femmes, adultes ou enfants. Arme meurtrière qu’elle ne savait pas bien maîtriser ; en effet, si elle savait s’en servir parfaitement, elle choisirait ses cibles. Que de danger, Salomé, quand tes yeux se posent sur un homme. Qu’adviendra-t-il s’il t’arrache à moi ?

Salomé était entière. Son rire était bruyant et ses sanglots pouvaient durer des heures. Elle avait énormément de caractère et affirmait ses idées avec tant d’aplomb que tout autre argument devenait plat et sans valeur. Elle était fine et menue, mais paraissait immense et invulnérable. Il y avait dans sa voix quelque chose d’impressionnant, presque inquiétant, qui avait le même effet d’emprise que son apparence. La contredire était dangereux et je ne m’y étais pas souvent risqué. Je m’effaçais complètement devant elle, mais ne me sentais pas soumis. Notre relation était saine. Il y avait quelque chose de touchant dans sa façon de m’aimer. On retrouvait à nouveau son côté enfantin. Elle ne pouvait se séparer de moi, voulait tout faire avec moi, même aller acheter une banale baguette de pain.

Nous visitâmes des musées, des aquariums, des zoos. On aurait dit qu’elle n’avait jamais fait ça durant son enfance. Elle s’extasiait devant tout, elle était d’une curiosité extraordinaire. Sa culture générale était bien plus élevée que la mienne. Salomé était bien la seule personne dont je tolérais la supériorité. Elle me parlait des livres qu’elle avait lus, des films qu’elle avait vus, de sa passion pour la peinture et la photographie. De temps en temps, elle me parlait de Dieu. Ce dernier était, pour elle, le seul capable de réaliser son rêve d’éternité. Mon Dieu personnel, c’était Salomé. J’en étais même devenu extrémiste.

Nous avions des rituels pour de nombreux moments de l’année. En hiver, vacances à la montagne. Elle adorait la neige, la glace, et le ciel clair des nuits blanches. J’avais fini par m’y faire, moi qui avais toujours haï les climats froids. De toute manière, il suffisait que Salomé se mêlât à quelque chose que je n’aimais pas, et cette chose devenait agréable. Bêtement, un plat que j’avais en horreur était nettement meilleur s’il était préparé par elle. Aussi, quand elle m’annonça, au premier mars de notre relation, qu’elle souhaitait fêter Pâques, je fus d’abord totalement contre, mais sa façon de tant se réjouir à cette idée était si touchante que je ne pus refuser. Janvier était réservé aux vacances à la montagne, février à la Saint Valentin, mars-avril à Pâques. Mai, c’était mon anniversaire, et chaque année elle me ravissait un peu plus. Toujours plus belle, toujours plus créative. Inépuisable Salomé. Ma déesse rouge n’était jamais à court d’idées pour mes anniversaires, et pourtant je n’avais jamais rien demandé. Tant d’énergie et d’argent dépensés pour célébrer le simple jour de ma naissance ! Il était émouvant de voir son regard s’illuminer, avec toujours ces deux pupilles oscillantes, n’arrivant pas à rester stables, quand elle dévoilait les surprises qu’elle m’avait réservées. Parfois, elle arrivait à m’arracher au monde adulte et, à mon tour, je me retrouvais en enfance. C’était souvent en période estivale, lorsque nous partions à la mer pendant les grandes vacances. Le jour, elle valsait innocemment entre les vagues, et le soir, elle retrouvait les allures mystiques que j’adorais. Envoûtante Salomé faisait danser sa chevelure au-dessus de moi. Rouge, ce rouge ! Ce ne pouvait être que la chaleur. Rouge feu, rouge sang. Il suffisait qu’elle mordît sa lèvre pour me faire tourner la tête. Véritable belle de nuit, son charme décuplait pendant l’été.

Quand l’automne reparaissait, je n’en étais pas moins ravi. Novembre était le mois béni qui l’avait vue naître. Restaurant, cadeaux, promesses, déclarations, tel était le programme de ses anniversaires. Mais j’avais l’impression que le meilleur cadeau était celui auquel j’avais droit : une Salomé resplendissante, joyeuse, submergée par toutes les émotions.

Ainsi ma vie, qui avait subi de lourds changements à ma rencontre avec ma Vermeille, avait retrouvé une constance. Avec nos rituels, nos habitudes, ces premières années s’étaient déroulées à une vitesse incroyable. À nouveau, je n’aurais voulu pour rien au monde voir cette situation changer. J’étais heureux, plus que jamais. Cependant, le destin me fit le même affront que deux ans auparavant. C’était comme si, à chaque fois que je pensais avoir atteint l’apogée du bonheur, cela devait absolument être modifié. Comme si le fait de vivre heureux m’était nuisible. Cette fois-ci, le changement fut moins brutal. Il arriva lentement, discrètement, et cela aurait dû me plaire, moi qui craignais tant les imprévus. Ce ne fut pas le cas ; il y avait quelque chose de terrifiant dans cette façon délicate et furtive de changer. Je fouillai dans ma mémoire pour y trouver le début de la déchéance. À ma propre surprise, ce ne fut pas un événement particulièrement spectaculaire ou singulier. C’était le soir de mon anniversaire, en mai. Une sortie habituelle, que nous faisions pour la troisième fois. Il n’était même pas question de nouveauté ! Jamais, sans doute, je ne comprendrais pourquoi tout débuta ce soir-là.

Comme toujours, Salomé était sublime. Elle portait une robe assortie à ses cheveux. Nous nous trouvions dans mon restaurant favori, la salle était presque vide. Cela faisait plus d’une heure que nous étions arrivés, le repas était déjà bien entamé, et Salomé n’avait jamais été aussi belle. Et pourtant, quelque chose n’allait pas. Pour la première fois, elle ne me fascinait pas. Pour la première fois, mon esprit ne lui était pas entièrement voué. Quelque chose me dérangeait, mais je ne parvenais pas à l’identifier. Je n’avais même pas fini mon premier verre de vin, ce ne pouvait en être la cause. Les quelques clients présents étaient silencieux, les plats étaient succulents. Rien dans la pièce ne pouvait se présenter comme une cause de mon malaise. Salomé non plus n’y était pour rien, et les dernières journées que j’avais passées n’avaient rien eu de déplaisant. Alors, d’où venaient ces bourdonnements incessants dans mon oreille ? D’où venait cette migraine qui augmentait au fil des minutes ? Cela me rendait extrêmement nerveux. Je tentai de ne rien laisser transparaître, pour que Salomé au moins passât une bonne soirée, mais cela m’était difficile. Je tentai aussi de relativiser : ce n’était sans doute que passager, demain tout irait mieux et je présenterais mes excuses à ma belle. Ce fut avec cette mince lueur d’espoir que la soirée se termina. Nous quittâmes le restaurant plus tôt que les dernières fois et, arrivés à la maison, Salomé se jeta sur moi. Pris de panique, je me dégageai et m’éloignai d’elle. Devant sa mine déconcertée, je compris qu’elle n’avait pas tenté de m’étrangler mais bien de m’embrasser. Quelle évidence. Mes nerfs étaient à vif, si bien qu’agression et affection se confondaient dans ma tête. Quelle terrible méprise ! Je lui priai de m’excuser et elle reprit aussitôt ce qu’elle avait commencé, plus tendrement cette fois-ci.

La situation ne fit que d’empirer. Je fus réduit à l’état de nourrisson, mais d’une manière beaucoup moins plaisante et touchante que lorsque Salomé me faisait retomber en enfance. J’étais nerveux, caractériel, le moindre incident me faisait sombrer dans une colère noire. Parfois, je ne reconnaissais plus de grands amis, ou j’allais saluer de parfaits inconnus. La seule que je ménageais quelque peu était Salomé. Toujours Salomé ! Et elle restait avec moi, ne s’énervait jamais, elle était d’une patience extraordinaire. Maternelle et protectrice, elle tentait en vain de comprendre ce qui m’arrivait. Mais rien, rien, il ne m’arrive rien ! Elle devait parfois user de sa puissance naturelle, celle qui impressionnait tant. Pourtant, ce qui était le plus efficace n’était point la force, mais la douceur. Cette tendresse qui m’avait apaisé au soir de mes trente-trois ans, j’avais besoin de la retrouver. Mais jamais les bourdonnements ne stoppaient, et jamais cette migraine ne cessait de grandir. J’avais l’impression que je pouvais la sentir, la palper, elle s’étendait sur mon cerveau comme l’encre se répand sur le papier. De semaine en semaine, elle prenait de l’importance. Ce qu’elle devenait envahissante, cette migraine ! Et quels effets désastreux elle avait sur mon entourage. Je me rendais détestable, m’étais déjà fâché avec la plupart de mes amis. J’avais tourné le dos à ma mère, seule famille qu’il me restait. Mais Salomé était si importante pour moi que même mon inconscient, qui s’était emparé du contrôle de mes actes, semblait vouloir la préserver de tout cela.

Cependant, la Migraine prenait peu à peu le dessus. Un monde de confusion se créa autour de moi. Je ne savais plus discerner le bon et le mauvais, la victime et l’agresseur. J’avais parfois, par exemple, l’impression que Salomé m’abandonnait, puis un éclair de lucidité me rappelait que c’était moi qui étais distant. Mes sautes d’humeur se faisaient de plus en plus fréquentes. Essayez, vous ! Essayez de vivre avec une bête noire dans le cerveau ! Voyez comme la vie est agréable quand une migraine se transforme doucement en parasite. Tranquillement, avec une précaution ironique, cette chose croissait en moi. Et jamais je n’en parlai à personne. La raison ? Une sorte de pudeur. Car, lentement, je me mis à tisser un lien presque intime avec ma petite folie.

J’aimais à l’imaginer comme une bête aux allures effroyables, à l’image de ces monstres qui peuplaient notre imaginaire, enfants. Quant aux bourdonnements dans mes oreilles, ils ne purent que me rappeler ces essaims d’abeilles prêtes à tout pour défendre leur ruche. La citadelle de mon esprit était bien protégée, ainsi surveillée par ces milliers d’insectes et cette reine monstrueuse qui y siégeait. Il m’avait fallu une longue période d’adaptation pour apprivoiser ces créatures qui occupaient mon esprit. J’avais bien changé d’opinion depuis le soir de mon anniversaire : de parasites encombrants, ils étaient devenus les protecteurs et curateurs de mon cerveau. Ce qui me rendait acariâtre pour mes proches n’était plus le fait de ne pas supporter les Insectes, mais de ne plus les supporter eux. Que personne ne vienne me parler, l’Esprit ne doit point être dérangé !

Une fois, en fin de journée, Salomé me trouva encore devant un reportage sur les insectes. Je m’étais pris de passion pour ces ouvriers minuscules qui domineraient le monde si seulement ils faisaient notre taille. Je vis dans ses yeux de cuivre une sorte de tristesse, et sentis une nouvelle vague de colère m’envahir. Je reportai mon attention sur le documentaire ; Salomé était bien celle avec qui ne pas se fâcher, même si elle avait perdu de sa superbe depuis qu’une autre était entrée dans ma vie. Ma Tarentule, ma si douce Tarentule. C’était le nom parfait que j’avais trouvé pour elle. L’image de huit longues pattes velues se plantant délicatement dans ma cervelle lui convenait à merveille. Elle aussi avait quelque chose de saisissant, et pourtant je ne pouvais même pas l’apercevoir. La Tarentule avait su tisser entre elle et moi un lien unique, auquel je tenais énormément. Jamais je n’avais trouvé cela étrange, que d’aimer ce qui avait été une simple migraine comme s’il s’agissait d’une femme. J’attendais presque avec impatience le moment où elle et Salomé deviendraient jalouses l’une de l’autre.

– Tu commences sérieusement à m’inquiéter. Tu ne manges presque plus, tu restes rivé devant la télé pendant des heures ou des nuits entières. Depuis plusieurs mois, tu… tu n’es plus pareil.

Cette voix tremblotante trahissait un profond sentiment d’angoisse. Rien n’était feint, la sincérité émanait de chacun de ses mots. Et dire que cela venait de Salomé ! Encore un changement ; jamais elle n’avait ressenti la peur. Cela me fit l’effet d’un choc électrique. Depuis des semaines, la Tarentule envahissait mon esprit de toutes les manières possibles, et cela m’avait conduit à remplacer l’amour que j’éprouvais pour Salomé par la fascination obsessive que la bête m’inspirait. Grossière erreur ! Je l’avais délaissée, et sans m’en rendre compte, avais déjà risqué de la perdre à maintes reprises. Brusquement, je changeai ma façon de penser. Quelques secondes auparavant, je me délectais du futur conflit qu’il y aurait entre mes deux conjointes, et, à présent, me retrouvais désemparé au simple fait d’entendre la voix tremblante de Salomé. Alors, d’un geste vif, j’éteignis la télévision et me hâtai de la rejoindre. Son visage était tendu, et son regard, si expressif, était terrifié. Étais-je devenu un monstre ? Pourquoi me craignait-elle ainsi ? La Tarentule m’avait rendu nerveux, cela devait se voir. Je m’efforçai de l’ignorer, et toutes mes tensions s’apaisèrent. Je pris Salomé dans mes bras, et un sourire rassuré étira ses lèvres. Ne crains rien, Carmine, je t’aime encore. L’éternité, souviens-toi. Nous atteindrons l’éternité.

L’épisode de la Salomé triste m’avait amené à réfléchir. La réflexion était d’ailleurs une faculté que j’avais légèrement perdue depuis l’arrivée de la Tarentule. Il avait été bon de la retrouver pour me raisonner quelque peu. Je me devais de faire concorder mes deux relations : celle avec Salomé et celle avec la Tarentule. Oh, ce ne serait pas simple, mais c’était primordial. Perdre l’une ou l’autre m’était inconcevable. J’avais également pris du recul sur moi-même. Avec horreur, j’avais constaté que je n’étais plus qu’un être blafard, aux yeux creusés par de profonds cernes. Salomé et moi avions parlé de longues heures lors d’une nuit sans sommeil. Elle m’avait ouvert les yeux sur ce que j’étais devenu : j’avais perdu contact avec tous mes amis, plus donné de nouvelles à ma mère depuis des lustres… En résumé, j’étais un véritable fantôme social. Et, sans elle, je ne serais sans doute plus rien. Pour préserver ma relation, si précieuse, avec elle, j’arrêtai de regarder des reportages sur les insectes. De toute manière, je savais déjà tout.

La vie reprit son cours, j’avais le sentiment de remonter la pente. La Tarentule était toujours présente, les essaims aussi, et Salomé, évidemment. Ils étaient les seuls êtres avec qui j’avais un quelconque contact, et les seuls que je parvenais à supporter. À un moment, je crus que je pourrais finir ma vie ainsi, entouré de mes deux fascinantes créatures ; la Salomé et Tarentule.
Tarentule, ma Tarentule ! Tant de choses à dire à ton sujet ! Toi qui m’étais d’abord apparue comme un monstre indomptable, tu étais devenue un véritable objet de fascination. Plus, peut-être, que Salomé. Toi aussi, tu avais un charme mystérieux que l’on brûlait de déceler. Formidable reine que tu étais, siégeant sur ton trône encéphalique, à la tête de milliards de petites abeilles bourdonnant à mes tympans. Il me plaisait d’imaginer tes pattes, longues et fines, s’étirer lentement et effleurer ma cervelle, avant de s’y poser délicatement. Tisse ta toile, mon cerveau t’est entièrement voué. De quel venin avais-tu usé pour m’enivrer à ce point ? J’aurais pu me laisser mourir, me lamenter des heures entières de ne pouvoir te voir ou t’effleurer. J’aurais souhaité que mon crâne se fendît pour enfin te voir émerger. J’en étais certain, j’aurais pu tomber amoureux de toi comme je l’avais été de Salomé.
Et, dans la logique des choses, il fallut que tout changeât. Où partit la perfection ? Où partit le bonheur ? Tout ce qui me souriait commença à me tourner le dos. Les choses les plus belles devinrent les plus hideuses. Salomé prétendait que j’allais mieux. C’était également ce que je croyais. Erreur ; c’était le calme avant la tempête. Cette vie parfaite n’était qu’illusion, elle avait endormi ma conscience pour mieux me détruire par la suite. La comparaison était évidente : j’étais un moucheron piégé dans une toile. Pendant plus d’un an, j’avais été berné, aveuglé. Celle qui avait bouleversé ma vie et fait mon bonheur était en réalité la plus terrible des meurtrières.

La Tarentule commença à exercer sa vraie fonction de parasite. Moi, qui l’avais vue comme une protectrice, une précieuse gardienne de mon cerveau, j’eus la surprise et l’horreur de découvrir sa véritable nature. Comme au tout début, sa présence me devint de plus en plus insupportable. Mais, cette fois-ci, il y avait vraiment quelque chose de malsain. Ce qui m’avait dérangé, quand elle était apparue une année plus tôt, c’était la nouveauté, la soudaineté de son arrivée. Cela avait été une réaction tout à fait normale. Là, il n’était plus question de ça. Les bourdonnements étaient plus nombreux, plus forts, je ne m’entendais même plus penser. Une douleur cuisante me lancinait constamment la tête, comme si un pieu s’y était enfoncé. La Tarentule avait finalement planté ses crochets au cœur de ma cervelle, ce qui faisait déjà de moi un homme mort. Je ne pouvais y croire ! Je l’avais tant chérie, je l’avais tant adorée ! Pourquoi me trahir ainsi ? N’avais-je pas répondu à ses attentes ? Aurais-je dû lutter contre elle, au lieu de m’en rendre esclave ? Combien de temps lui faudrait-elle pour m’avoir ? J’avais l’impression qu’elle me rongeait de l’intérieur. J’imaginais déjà le jour où Salomé retrouverait mon corps, réduit à l’état de carcasse. Elle s’effondrerait, avec cette expression de tristesse paniquée qui m’avait, un jour, ouvert les yeux. Elle se lamenterait sur le Sort, qui aurait mis un terme à ses rêves d’éternité.

Nous étions à six mois de la Fin. J’étais comme atteint d’une maladie dégénérative. Ma Tarentule, que me fais-tu subir ? Je sentais mes capacités mentales s’affaiblir progressivement. Mon apparence physique en était gravement affectée. Dans la glace, je voyais un homme à la peau livide et aux yeux exorbités. J’avais pris dix ans et perdu plusieurs kilos. Mon cœur battait à grande vitesse et chaque mouvement m’était douloureux. J’avais le corps glacé et la tête bouillante. Mes nerfs étaient à vif, tout m’effrayait, tout m’irritait. Bientôt, je n’aurais plus de dents à force de les scier et de les serrer les unes contre les autres pour retenir ma colère.

Le regard que Salomé portait sur moi était inquiet et désolé. Cela m’était insupportable ! Elle ne m’aimait plus, elle m’assistait ; telle était l’impression qu’elle donnait. Elle me posait des tas de questions, me suppliait d’aller chez le médecin. Elle était prête à tout pour me guérir, même si elle ignorait complètement de quel mal j’étais atteint. Cela devait faire des semaines qu’elle ne m’avait plus entendu parler. Je ne m’exprimais plus que par grognements et monosyllabes. Moi-même, j’avais oublié le son de ma voix. J’étais sourd et insensible. Il me suffisait de parler de ma souffrance à Salomé, de lui expliquer ce qui m’avait rendu ainsi, pour avoir une chance d’être sauvé. Pourtant, je m’en empêchais. J’en avais décidé ainsi, ce n’était pas la Tarentule qui me retenait de l’exprimer. Je me souvenais, malgré tout, du plaisir que j’avais éprouvé à la garder secrète. C’était, certes, stupide et irraisonnable d’agir ainsi, mais mon obstination était peut-être la dernière chose qu’il me restait.

Je passais mes journées à essayer de penser. J’étais plongé dans le noir, physiquement, mais ma tête était pleine d’images, elle regorgeait de scènes que j’avais vécues, et d’autres, plus abstraites. Je distinguais, parmi les bourdonnements, des bribes de phrases, des messages que l’on essayait de me transmettre. Quand je fermais les yeux, j’étais face à un immense écran rouge sur lequel défilaient de nouvelles scènes. Jamais je ne pus faire la différence entre mes rêves et la réalité. C’était sûrement un mélange des deux. Cette situation me tendait. Je n’avais jamais droit au repos, j’étais continuellement accompagné de milliers d’êtres, humains, insectes ou monstres, qui semblaient danser frénétiquement dans mon esprit. Leurs pas frappaient ma cervelle, certains se servaient de mes nerfs comme d’une corde de guitare. Leur musique entraînante me provoquait des convulsions. Quel formidable air je devais avoir ! Étendu sur un lit, secoué de tremblements effrénés, j’étais sans doute le plus talentueux des danseurs.

Il y eut un jour qui marqua un tournant pour moi. Ce fut le jour où je découvris la source de mes souffrances, l’origine du mal, et surtout, comment m’en débarrasser. Cela arriva pendant la nuit. Encore une fois, impossible de savoir si j’étais endormi ou non, à cet instant. Salomé, elle, était bien éveillée. Elle guettait les moindres de mes faits et gestes, prête à intervenir si quelque chose n’allait pas. Cette façon de faire me déplaisait. Je me sentais déjà assez surveillé, par la Tarentule, par toutes les créatures qui peuplaient mon crâne, je n’avais pas besoin d’un nouveau guetteur. Mes nuits étaient agitées de cauchemars, ou de simples images qui me venaient en tête, j’étais toujours aussi incapable de distinction entre le vrai et le faux. Ce que je vis, cette nuit-là, fut la Tarentule. Pour la première fois, j’aperçus son allure titanesque. Elle était géante, et m’enveloppait de tous ses membres. Huit pattes interminables, quatre yeux qui me fixaient, et mon cœur qui battait à tout rompre. Le sang cognait contre mes tempes, plus fort encore que les bourdonnements. J’étais tétanisé et émerveillé à la fois. Enfin je la rencontrais ! Celle que j’avais tant désirée ! Celle qui me mortifiait ! Si seulement j’avais un poignard ou n’importe quelle arme pour la faire disparaître à jamais ! J’étais en position de faiblesse. Elle n’avait qu’à planter ses crochets dans ma gorge, et c’en était fini de moi. Je me débattis de toutes mes forces, reprenant mon absurde danse frénétique. Je me mis à hurler, tant pis si ma cage thoracique explosait, tant pis si je m’essoufflais.

J’ouvris les yeux, trempé de sueur. Je venais d’achever mon cri. Je me sentais libre. Plus aucun poids sur ma poitrine, plus aucune emprise sur mes membres. Je m’étais redressé sur le matelas, le dos courbé. Machinalement, je tournai la tête sur la droite et sursautai. Je me retrouvai à nouveau face à ces deux yeux luisants dans l’obscurité, qui semblaient lire en moi comme dans un livre. Je sautai hors du lit pour échapper à mon assaillante. Soudain, la lumière m’éblouit, et je me rendis compte que celle que j’avais confondue avec la Tarentule n’était autre que Salomé. Ses iris particuliers me fusillaient, de lourdes larmes glissant le long de ses joues. Et je compris. Mon étrange méprise était révélatrice. Salomé était la Tarentule, ou inversement. Salomé était la forme physique de la Tarentule, elle avait injecté son venin dans mon cœur. À chaque fois qu’elle m’avait embrassé, elle m’avait contaminé un peu plus ! Comment avais-je pu être aussi naïf ?

Salomé, Salomé ! Tu as bien réussi ton coup. Maudit soit le jour où je suis entré dans ce bar, et où tes yeux se sont posés sur moi ! Tu as commencé ton ouvrage, terrible tisseuse, et je m’y suis fait piéger. Maintenant que j’ai décelé ton secret, je réalise à quel point tout était évident. Ton charme irrésistible, tu le dois à ton animalité. Si ton regard vacille, c’est parce que tes deux autres yeux tentent de s’en échapper. Ta nature de monstre, de titan, c’est cela qui nous paralyse tous ! Rouge, ce rouge ! Ce ne pouvait être que l’enfer ! La violence, la colère, le Diable en personne. Tes cheveux sont en fait recouverts du sang de tes victimes. Salomé, n’est-ce pas celle qui vous charme puis vous décapite ?

Ma décision était prise depuis un moment. Il fallait juste attendre un peu. Ce que j’envisageais de faire ne serait pas sans conséquences, et c’était une affaire sérieuse. Le faire sur un coup de tête serait du gâchis. En prenant le temps de réfléchir, tout se déroulerait parfaitement, je ne courrais aucun risque. J’appris à résister au pouvoir de Salomé, qui continuait de feindre l’ignorance. Elle s’était radoucie, et était impressionnée de voir à quel point j’allais mieux. Évidemment, sorcière, j’ai su déjouer tes pièges ! Même si mes souffrances étaient encore bien présentes, peut-être plus que jamais, je donnais l’impression d’avoir repris des forces. Je pouvais à nouveau m’exprimer, je ne passais plus mes journées cloîtré dans ma chambre. Et je savais que tout serait très bientôt terminé.
Alors vint le moment où je me sentis prêt. Quelque chose dans l’air me fit comprendre qu’il était temps de passer à l’acte, de me délivrer du mal qui m’oppressait depuis deux ans. Je n’avais pas peur de ce qui arriverait par la suite. Ma seule obsession était de me libérer. J’avais fini par me dire que, pour me débarrasser définitivement de la Tarentule, il fallait tuer celle qui l’incarnait. Salomé morte. Quel bonheur ! Cet instant serait tellement plaisant qu’aucun détail ne devait être bâclé. J’avais décidé de l’étrangler. Il était important pour moi d’avoir cette idée de « perdre la tête », car c’était ainsi qu’elle m’avait détruit. La décapitation était peut-être trop salissante et difficile pour moi. Comme j’étais très affaibli, je n’arriverais sans doute pas à porter un coup assez fort pour lui trancher la tête. La strangulation me semblait particulièrement adaptée à mes capacités. Il fallait aussi de la force, pour cela, mais je pouvais m’aider de quelque chose que je serrerais autour de son cou, si j’en éprouvais le besoin. J’avais vraiment hâte de pouvoir mettre en exécution tout ce que j’avais planifié, et cela dut se voir sur mon visage quand Salomé rentra, ce soir-là.

Elle sourit à mon air radieux. Je souris à sa fin proche. Allez, toi qui as accès à toutes mes pensées, enfuis-toi, échappe à la mort ! N’es-tu pas celle qui jamais ne mourra ? Elle ne prit pas la fuite. Elle me laisserait le loisir de tout faire, comme prévu. C’était très réjouissant. J’attendis patiemment la fin de soirée, jusqu’à ce qu’elle allât se coucher. Je la rejoignis. Je ne pouvais m’empêcher de sourire. Là encore, mon cœur cognait contre ma poitrine, mais d’excitation. J’avais trop hâte d’assouvir mes pulsions meurtrières. Je la pris par la taille et l’embrassai. La surprise put se lire sur son visage. Cela faisait si longtemps qu’une telle situation n’était plus arrivée. Elle se laissa aller, s’allongea. J’avais déjà gagné. Elle ne pouvait plus s’échapper.

Je plaçai mes mains sur son cou, et commençai à les serrer fortement. Elle essaya de hurler, mais ce fut un petit cri étouffé qui s’échappa de sa gorge. Elle se débattit de toutes ses forces, me griffa, me frappa, mais je restai impassible. Je tirai un trait sur tout l’amour que j’avais éprouvé pour elle, j’oubliai le bonheur qu’elle m’avait apporté, j’oubliai ses efforts pour me rendre heureux, ses rires, ses larmes. J’avais l’impression d’écraser la Tarentule elle-même entre mes doigts. C’était extraordinaire. Toute ma souffrance disparaissait à mesure que les minutes s’écoulaient. Peu importait le temps que cela me prendrait, je n’avais qu’à poursuivre mon ouvrage, jusqu’à ce qu’elle disparût à jamais, jusqu’à ce que la toile de la Tarentule se fût entièrement consumée.

L’acte accompli, son corps retomba mollement sur le matelas. Tu sais, chérie, c’est à chaque fois une petite mort. Il est venu, le temps de la délivrance.

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