Auteur : Mansurji
Posté le 23 janvier 2014  | Édité le 31 janvier 2014
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L'hurluberlu

Ami, cache ta vie et répands ton esprit.

Victor Hugo




Gaaaaauche... Droooooite... L'hurluberlu titubait en marchant dans la rue. Il bouscula un étudiant pressé qui avançait à contre-sens et beugla trois mots avinés en lui saisissant le bras. Le jeune homme traversa d'un coup d'épaule et continua sa route, sans même oser le remarquer. L'hurluberlu brandit le poing contre lui et s’époumona furieusement, l'insultant de tout les mots de la Terre et encore d'autres, bien moins courants. Il lampa une grande gorgée de la bouteille qu'il portait dans un sac en papier et reprit sa route en zigzagant dangereusement.

Ses pas hasardeux le jetèrent devant un homme d'affaire, l'air visiblement pressé de l'éviter qui voulut l'esquiver par un pas chassé suivi d'un habile double croisé. Mais l'individu sale et dépenaillé tenait bon et lui bloquait la route. << Pourquoi vous passez votre temps à vous haïr ? Aimez-vous, bordel, aime ton prochain comme toi-même ! >>. Le businessman sortit une poignée de pièces de sa poche et la jeta par terre. << Tiens papi, prends ça et casse-toi, connard de hippie >>. Et il traversa la rue à grandes enjambées, l’œil rivé sur sa montre.

Le zouave resta debout, sans même regarder la petite monnaie étalée au sol. Une larme roula le long de sa joue et s'écrasa sur sa manche. Il renifla bruyamment et s'accroupit pour collecter les précieux morceaux de métal. De quoi remplir sa fiole quand il aurait vidé celle-là. L'effort lui donna soif et il avala en trois grande gorgées la moitié de sa bouteille. Il toussa violemment et une grimace déforma sa figure tandis qu'il contemplait sa défroque. Il se rappelait sa vieille tunique, sa bonne vieille tunique devenue peu à peu une grossière toile rugueuse couleur ville, sale et pendante. La chute continuait. Un rire dément sortit de sa gorge et une vieille dame se signa en le croisant.

Le trottoir était infini voilà maintenant qu'il bougeait sous ses pieds et sinuait malicieusement comme un serpent ivre. L'hurluberlu suivit fébrilement son tracé et laissa ses pieds le porter jusqu'à heurter un mur salutaire. Il posa son avant-bras dessus, y plaqua son front et en profita pour vider sa vessie. Un groupe d'adolescent s'approchait, qui lui lancèrent des rires moqueurs. << Bandes de branleurs ! Vous courrez à votre perte ! Regardez-vous pendant qu'il est encore temps, avant de devenir des âmes arides et desséchées comme vos pisse-froid de parents ! >>. Les ados rirent jaunes et les canettes vides s'abattirent sur lui à peine moins vite que les insultes. Le vieil homme se protégea le visage et continua sa litanie, et il continuait encore bien après que le groupe fût parti.

Voilà maintenant le tour de ses godasses. Sous ses yeux ses solides chaussures de marche venaient lentement de se transformer en une paire de pauvres sandales usées, qui ne suivaient ses pieds qu'à grand peine. Toute la haine et le mépris qui s'accumulait sur lui l'entraînait vers les bas-fonds et la flamme qui brûlait en lui oscillait terriblement. Bientôt il n'aurait même plus la force de repartir d'où il venait. Une grande brûlure de courage traversa sa gorge et incendia son estomac, suivie d'une seconde encore plus terrible. La bouteille était presque vide. Il devait tenter sa chance, trouver le salut et vite.

Hirsute et bruyante l'ombre poursuivait sa croisade urbaine. Une jolie jeune fille aux yeux rêveurs avançait vers lui. Un crayon tenait son chignon et elle fredonnait une chansonnette joyeuse et entraînante. << La luxure est la route de l'enfer, Jezabel ! hurla-t-il. Agenouille-toi et purifie ton âme. Je vais te guider vers la félicité éternelle ! >>. La jeune femme poussa un cri strident les yeux terrorisés, elle jeta son livre au visage de l'hurluberlu et s'enfuit en courant. La tranche le frappa au sommet du front et fit valdinguer son univers, qu'il raccrocha à grand peine. Puis il vit, gisant à terre et les pages volant sous le vent le livre qui le narguait. Il manqua acrobatiquement un premier coup de pied et campa quelques instants sur ses positions, puis enfin il propulsa l'ouvrage coupable d'un geste juste et vengeur vers les limbes insondables du caniveau. Une vague de froid le saisit soudain et il regarda ses pieds. Le livre lui avait dérobé une sandale ! Le maudit ! Il l'avait entraînée avec lui vers sa propre punition, vers les flammes de l'enfer ! Elle était désormais condamnée comme lui, pour l'éternité.

L'hurluberlu brandit son poing serré vers le ciel et déclama son amour pour sa sandale perdue d'une voix rageuse et déchirante. Et subitement la route reprit sa cadence infernale voilà qu'elle le projetait de gauche à droite comme une vulgaire balle de flipper rebondissant sur tout ce qui était assez solide ou suffisamment conscient pour le repousser en sens inverse. Il s'accrochait tant qu'il le pouvait et réussit à rester debout en zigzagant périlleusement, à l'abandon le long des maisons. L'Univers lui mettait des bâtons dans les roues. Sa mission n'était pas facile il le savait, mais elle prenait dorénavant des proportions olympiennes. S'il arrivait à sauver une âme, une seule, il aurait assez d'énergie pour repartir, pourvu qu'elle soit assez pure. Mais cette fois-ci la graine n'avait pas pris, tombé ici-bas sur le bitume il regrettait le terreau fertile des temps anciens.

Une casquette rouge passa dans son champ de vision. Immobile, le lascar fumait tranquillement en lui tournant le dos. L'éponge s'accrocha lourdement à ses épaules et le fit pivoter d'un geste brusque. << L'amour est la seule réponse, mec. Sacrifie ta vie au bien des autres et tu auras toi la plus belle des récompenses >>. D'un geste sec et instinctif la racaille lui asséna un puissant coup de boule, suivi d'une volée de coups de pieds pour lui arroser les côtes, une fois à terre. Il s'arrêta un instant pour ravaler sa salive et lui cracha dessus, puis il parut réfléchir et balança un dernier coup de pompe dans la masse avant de rallumer son joint et de s'éloigner pensivement.

Le jet de sang spongieux qu'il cracha lui laissa un goût amer dans la bouche et il resta allongé un long moment, les yeux dans le vague et le vague dans les étoiles. Dire qu'il avait été un grand prophète ! Et plus d'une fois... Il en rirait presque si sa mâchoire ne refusait pas de lui obéir. Des foules de gens extasiés avaient bu la moindre de ses paroles et l'avaient honoré des plus beaux présents qu'alors il repoussait d'un geste humble et souriant, ajoutant à sa propre légende. Il avait fondé des religions, détruit des empires et sauvé des milliers d'âmes, voyagé un nombre incalculable de fois. Sa mission accomplie la réserve d'énergie accumulée le renvoyait chez lui dans la Lumière, avant de revenir plus tard, plus loin. Mais pas cette fois. Il n'aurait pas la force nécessaire. Une seule âme ici aurait suffi pour quitter cette jungle maudite mais il avait échoué et il était maintenant condamné à errer, nouvel égaré parmi les âmes perdues.

L'hurluberlu se releva péniblement et chercha à tâtons son dernier soutien, le dernier radeau qui allait lui permettre de survivre à sa propre noyade. Sa main se posa brutalement au milieu des éclats de verre et l'alcool irradia son bras à travers les coupures. La bouteille avait éclaté en tombant avec lui. La dernière lueur de lucidité quitta son esprit saint et un rire maniaque le secoua, de plus en plus fort jusqu'en devenir convulsif. Ses vêtements n'étaient plus qu'un tas de fripes grises et sales agité par les hoquets. Il tomba à genoux et frappa le sol plusieurs fois, le poing fermé. Une ordure parmi les déchets, voila ce qu'il était. Sa place était parmi les ordures.

Il rampa jusqu'à un tas de poubelles et s'avachit dedans. Le sang coagulait sur ses avant-bras, noir et épais. L'amour n'était qu'une farce, une mauvaise blague, l'Humanité n'en voulait pas et n'en voudrait jamais. Les âmes étaient condamnées au tourment éternel dans ce désert d'hommes, grillagé de verre et de béton. La ville avait absorbé jusqu'à la dernière goutte de bonté au fond des esprits. Les honnêtes gens détournaient le regard en le croisant, certains lui jetaient quand même de quoi survivre et boire, boire jusqu'à n'en plus dessoûler. Boire jusqu'à la fin, boire jusqu'à en oublier la beauté de son foyer, la douce et heureuse Lumière qu'il ne reverrait jamais. Et qu'ils soient tous maudits, voilà ce qu'il leur disait quand ils passaient.

<< Monsieur, pourquoi êtes-vous aussi méchant? >>. Penchée au dessus de lui, la petite fille le regardait d'un œil vif et curieux. Haute comme trois pommes, elle se dressait tant qu'elle le pouvait sur la pointe des pieds en serrant contre son coeur une petite peluche en chiffon. << De temps en temps vous parlez de l'amour qui nous sauvera tous, ça veut dire quoi ? >>. L'hurluberlu leva le nez de sa misère, interloqué, et dévisagea la petite. Il se releva difficilement, faisant craquer un grand nombre d'articulations, et tourna son visage vers le ciel en murmurant une prière, les yeux fermés. Le temps parut se figer. Puis, lentement, il abaissa son visage étincelant de bonheur, rajusta soigneusement les pans usés de sa belle tunique et se rassit en tailleur. Les yeux grands ouverts dans ceux de l'enfant il prit une profonde inspiration. Une âme, une seule, pourvu qu'elle soit pure. La Lumière scintilla au fond de ses prunelles et il lui parla.

Tendrement, calmement.

Il ne vit pas la gifle arriver. La petite fille non plus, qui oscilla sous l'impact. Sa mère lui saisit le poignet et l'entraîna de force derrière elle en la grondant sévèrement. Un clochard ! L'hurluberlu surpris resta muet puis dévisagea la mère et chancela devant l'intensité de son regard. Car au milieu de son extrême tension, au milieu de l'horreur et de la haine, au milieu du dégoût il sut qu'il venait d'y lire sa propre fin, la sienne et celle de son espèce. Il tomba à genoux, se roula en boule sous un carton et pleura, pleura jusqu'à la dernière les lueurs de raison encore mystérieusement vivantes dans son esprit.

La petite fille revint, quelque fois. Elle déposait alors une bouteille volée ou un peu de nourriture et souriait, tristement, puis disparaissait. Puis un jour vint où elle ne le trouva plus.

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