Édité le 6 mai 2014
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Narcisse extrait

I. CANDIDE

1. Saint Valentin

         Quatorze février. Un froid à vous déchirer les os. Chacun va donc se réchauffer auprès d’une chacune, la comblant de fleurs et de petits cœurs en soie, avant d’envoyer valser les parures sous les draps.
D’autres se contentent ces soirs-là d’un manteau.
Arthur s’égarait dans les petites rues pavées de la Capitale, ébahi par les couleurs de la nuit. Il avait préféré s’échapper d’un de ces énièmes tours de table estudiantins où joutent amicalement les aspirants-humanistes à coups d’opinions et de grandes tirades sur la vie. La Lune et ses assistants réverbères témoignaient selon lui de bien plus de lumière. Ainsi, encore imprégné des quelques verres de sa soirée abrégée, il titubait paisiblement sous le ciel outremer.
Les breuvages abrupts avaient quelque peu ébranlé sa conscience. Il voyait au loin les grands bâtiments anciens dans lesquels il ferait peut-être un jour claquer un pas de littéraire assuré. Il se demanda quel sens cela aurait ; si, au fond, tous ces verbiages d’initiés n’étaient pas que pédantisme, ou un joyeux vertige avant la chute – une idéalisation de leur rang, sans doute ? Si le jeu en valait la chandelle… Car si des rats pouvaient entendre la musique ou distinguer les formes d’un tableau de maître, même de la manière la plus rudimentaire qui fût, qui pourrait bien se préoccuper de la maigre ligne d’une œuvre dite grande ? Ou bien cet hermétisme était-il la richesse de son monde, le sceau ultime d’une race d’élite ?
C’était étrange, tout de même, que de prétendre se rapprocher de la vie, tout en s’aventurant dans les ramifications spirituelles les plus distinguées de nos nécessités animales.

         Arthur se rappela qu’il avait bu, et que ce n’était plus l’heure pour de telles considérations. Alors il se contenta de rire brièvement et tenta maladroitement d’allumer une cigarette.
Le jeune homme allait savourer sa première bouffée de tabac brûlé, quand une voix grave l’interrompit :

         — Tu t’abîmes petit.
         — Et… vous êtes qui, au juste ?, balbutia l’étudiant surpris dans sa rêverie.
         — Une fleur, un ascète, un pauvre type amoureux de son ombre… Qu’importe !, rétorqua l’inconnu, dont Arthur apercevait à présent deux iris d’un bleu étrangement magnifique.

         La voix s’arrêta un instant pour considérer le visage du jeune homme qu’elle avait arrêté, puis repris, d’un même ton à la fois triste et enjoué :

         — Toi, en revanche, tu as le visage lisse et le regard doux. Peu importe ton nom, je t’appellerai Candide (il marqua une brève pause). J’aime le brin d’innocence et la soif de vie qui persiste dans tes yeux…, conclut l’homme vaguement.
         — Si vous saviez ce qu’ils ont vu, pourtant…, répliqua le garçon encore étourdi.
         — J’ai bien dû en voir le double !, démentit l’homme avec un air moqueur.
         
         Il se tut de nouveau et contempla silencieusement la cigarette qui se consumait lentement entre les doigts de l’étudiant.

         — Allez, lâche ça !, reprit-il soudainement. Le névrosé doit être beau.
         — Il faut bien s’évader… contesta Arthur, un peu plus éveillé. Les gens sont si fades par ici…
         — Pauvre enfant !, lança le mystérieux aîné. C’est toi qui jures, dans ce décor trop plat. Le créateur est une erreur de la nature, une aberration : c’est la minorité qui n’intègre pas la forme de vie. Seulement tu es jeune et arrogant, alors tu préfères t’afficher en éclaireur et te saouler de temps en temps, plutôt que d’assumer tes tares ! Agis, plutôt que de revendiquer bêtement une singularité latente !

L’homme avait une voix douce, et savamment nuancée. Sa dernière phrase, pourtant, trahissait un fond d’agressivité contenue. Malgré un ton joueur, son emportement avait quelque chose de profondément amer.
Arthur en était resté muet. Il était totalement réveillé à présent. Il voulait en entendre davantage de ce drôle de sage, terrifiant mais fascinant.
Il croisa son regard furtivement, puis détourna le sien au loin et mobilisa la lucidité qu’il n’avait pu noyer pour réfléchir à la suite de cet échange.

         — Marchons un peu le long des quais, proposa-t-il timidement. Je n’habite pas très loin.

         Le garçon crut percevoir un sourire sur le visage froid de son interlocuteur. Ce dernier lui emboîta simplement le pas sans dire mot, vers le fleuve qui divisait le cœur de la Capitale. Ils traversèrent pour se diriger à l’opposé des bâtisses universitaires.
Arthur boitait un peu, plus déstabilisé par la présence à son flanc gauche que par les mélanges qu’il avait bus plus tôt. L’inconnu, lui, avait le pas assuré. Il constata une certaine grâce dans sa démarche, parfois rompue par un discret cahot de violence. Comme le sursaut d’une brute enfermée dans le corps d’un ange.

Le timbre suave de l’homme mit fin à ce doux silence :

         — Qu’est-ce qui t’amènes à gambader par les pavés après le couvre-feu ? C’est dangereux tu sais.
         — Il n’y a que des étudiants dans ce quartier après onze heures et demie, se défendit Arthur. On traîne souvent dans les bars du coin, ce soir on trinquait à la solitude… (il s’interrompit un instant, hésitant). Vous savez quel jour on est…
         — Bien sûr, répondit l’homme calmement. Dix-huit ans à peine, et ça se retrouve dans les tavernes à célébrer le célibat…
— J’ai vingt ans !, protesta Arthur.

L’aîné rit légèrement, toujours avec cette teinte désabusée :

         — Et alors ? Un jour tu auras peur de compter, tu ne défendras plus tes printemps : ce ne sont que des chiffres idiots. Bref, continua l’homme, c’est triste que, si frais, tu privilégies la Débauche à l’Amour…
Se laisser ainsi prendre par une femme…, ajouta-t-il, songeur. Cupidon doit s’en retourner du plus profond de sa tombe.
         — J’attends la bonne personne, affirma Arthur avec un certain aplomb.
         — Candide…, répéta l’autre. Tu portes déjà si bien ton nom…

L’intéressé n’entendit que vaguement cette remarque, car il constata qu’ils avaient dépassé sa porte. Il s’immobilisa net pour faire comprendre à l’homme que la route s’arrêtait là.

         — Bien, reprit ce dernier. Et tu ne m’invites pas dans ton repaire ?

Le garçon parut déstabilisé. Il ne trouvait pas tous les jours l’occasion de telles rencontres…

         — Ce n’est qu’une demi-question…, poursuivit l’homme plus fermement.

         Le sang d’Arthur se glaça brutalement. Il saisit ainsi qu’il n’avait pas croisé n’importe quel genre de noctambule, et qu’il avait tout intérêt à s’exécuter.
Tous deux restèrent muets pendant qu’ils bifurquaient vers une petite rue perpendiculaire au fleuve. On n’entendait plus que le tapotement de leurs pas dans une allée assaillie d’immeubles bicentenaires.

         — C’est là…, bégaya Candide en s’arrêtant devant l’une des portes.

L’obscure silhouette le précéda dans l’entrée carrelée de l’immeuble.
On ne pouvait distinguer que des formes vagues entre les deux miroirs du hall sombre. Quelques rayons de Lune traversaient péniblement la lucarne de la grande porte boisée.
Candide enfonça l’interrupteur de la minuterie, légèrement tremblant, mais n’osa pas se retourner pour étudier enfin les traits de son effrayant invité.
Tandis qu’ils gravissaient le grand escalier de pierre jusqu’au quatrième étage, mille interrogations s’entrechoquaient dans l’esprit du malheureux étudiant.
Il avait entendu parler des Noctambules. Ceux qui en faisaient un genre de métier, un prestige secret. Il savait aussi qu’il valait mieux ne jamais croiser le chemin de ces gens-là.
Il avait voulu jouer les aventuriers, les penseurs égarés, et voilà qu’il rencontrait réellement un de ces sinistres acteurs. Que faisaient ces individus aux pauvres innocents qui flânaient après le couvre-feu ? Arthur n’avait rien accompli de mauvais ; il avait juste voulu, un moment, s’évader, respirer l’air frais des rues endormies… La Capitale était si romantique après que les immeubles avaient avalé la fourmilière des citadins.

         — Arrête de paniquer !, interrompit brutalement le Noctambule derrière son épaule. Je ne mange pas les enfants.
         — Qu’est-ce que vous en savez que je panique ?, défia Candide dans un élan de courage soudain, toujours sans se retourner.
         — Je ne sais rien, bonhomme, je sens. Ouvre la porte.

Candide s’aperçut seulement à cet ordre qu’ils étaient bien devant chez lui. L’inexplicable omniscience de son invité n’était pas là pour le rassurer.

L’habitation ne devait pas excéder les vingt mètres carrés. Leurs pas grinçaient sur le parquet de chêne creusé par toutes les âmes qui l’avaient foulé. C’était tout ce qu’il pouvait rester des jeunes années de la pièce en question. Le reste avait été recouvert de blanc hôpital. Au fond, dans un angle, un bar semblait avoir poussé du mur immaculé et délimitait une cuisine symbolique. Sur ce même mur du fond, une porte menait probablement à la pièce aux nécessités. Tout le reste, hormis le lit encastré dans un angle opposé, pouvait laisser parler l’apprenti-poète qui occupait ledit espace.
A quelques mètres de la porte d’entrée, le jeune homme avait aménagé son espace de travail sur une vieille table d’écolier. Celle-ci était recouverte de feuilles de cours mélangées à quelques notes embrouillées. Des étagères biscornues couraient le long des murs, supportant des littératures de sortes diverses. Des polaroïds venaient également tacher ponctuellement le revêtement pâle.
L’une des cloisons perpendiculaires était trouée d’une fenêtre étroite sans rideaux. Juste en-dessous, Arthur avait installé un modeste canapé en cuir usé.

L’espace était particulièrement restreint : il suffisait de passer le paillasson pour trouver immédiatement l’intimité du jeune homme. Arthur en était plutôt mal à l’aise.
Cela ne semblait pas gêner son hôte, qui avança paisiblement vers le centre de la pièce et arrêta son regard sur un étui recouvert de toile appuyé contre l’un des accoudoirs.

         — Assieds-toi, ordonna-t-il calmement au propriétaire des lieux sans le regarder.

Candide obéit, incapable de tout autre mouvement. Son maître restait debout, tout en le suivant du regard sans considération apparente. A une distance réduite, Arthur pouvait enfin distinguer le visage de l’étranger.



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