Posté le 11 mai 2014
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1.

Mourir m’a toujours fait beaucoup de bien.

On dit que le suicide ne résout pas les problèmes. C’est peut-être vrai… Mais pas pour moi. Pour oublier mes soucis, j’ai tout essayé. Prendre un bon bain chaud. Faire du shopping. Trier mes affaires de manière symétrique. Réciter les décimales de pi jusqu’au vertige. Au final, il n’y a que la mort qui fonctionne. Poison, défenestration, noyade, traumatisme crânien, suffocation… Depuis cinq ans que j’ai découvert cette méthode un peu extrême de relaxation, j’ai fait le tour de la question. Parce qu’il faut le dire, je suis une personne qui angoisse facilement… Et ma timidité maladive n’arrange rien.

Le principal défaut des gens, c’est qu’ils existent. Un jour ou l’autre, il faut donc, fatalement, que je les rencontre… Et je n'ai jamais aimé les rencontres. Je ne suis pas asocial, j'ai plusieurs amis avec lesquels je m'entends très bien, il n’y a pas de problèmes. Mais « faire connaissance » me pétrifie. Je suis très heureux quand je suis chez moi avec une part de gâteau et mon ordinateur, ou quand je vais faire du bowling avec mon petit groupe, du moment qu'on ne cherche pas à me présenter quelqu'un que je ne connais ni d'Ève ni d'Adam.

Ce trait de caractère a souvent été gênant, mais il n’avait jamais été réellement handicapant. Jusqu’au jour où j’ai pris la décision (farfelue) de quitter mon Auvergne natale pour étudier à l’Université Libre de Bruxelles, en fac de Droit et Criminologie. Il a fallu que je prenne sur moi pour trouver un endroit où vivre avant la rentrée scolaire. Je pense que j'aurais mille fois préféré dormir sous les ponts que de devoir me rendre chez l'habitant, tenir une conversation et partager un palier voire un studio avec de parfaits inconnus. J'étais mal parti et tout est allé de mal en pis, malgré mes efforts.

Non seulement mon introversion agaçait ou perturbait, ce qui m’as fermé pas mal de portes, mais je me suis vu en plus frappé d’une malchance inimaginable. Trains annulés pour diverses raisons, appartements subitement déclarés insalubres par les autorités, propriétaires partis en vacances sans prévenir… À croire que le destin prenait un malin plaisir à me persécuter. À cause de tout le stress provoqué par ces échecs à répétition, les rues de Bruxelles doivent êtres jonchées de mes cadavres.

Au moment où je vous parle, j’ai du mal à croire qu’il me reste encore une chance de trouver un toit. Mais, histoire de maintenir la tradition, je suis en retard à cause d’un embouteillage tentaculaire qui paralyse la capitale. Je cours et je cours dans les rues couvertes de neige, les poumons consumés par le froid, en nage dans ma gabardine. J’arrive à un carrefour, le trafic a repris, je m’arrête, le feu rouge tarde à se manifester. Je regarde ma montre : presque une demi-heure de retard. J’ai du mal à respirer, j’ai les larmes aux yeux, mon cœur bat à une vitesse folle et mes jambes flageolent.

Avant de comprendre ce qui se passe, je suis sous les roues de l’autobus qui arrivait à toute vitesse.

(Métal froid et dur contre mon squelette changé en poussière d’os un cri les freins qui dérapent sur le verglas la neige rouge la douleur comme un éclair dans tous mes membres le goût de métal dans ma bouche toutes les lumière s’éteignent j’ai mal j’ai si mal je m’écrase sur le sol tous les sons disparaissent le monde n’existe plus il n’y a que moi et la douleur j’ai mal J’AI TELLEMENT MAL JE)

- Monsieur, le feu est vert… Vous pouvez traverser !

         Je sursaute. Engoncée dans sa doudoune, une petite vieille dame me fixe bizarrement. Je bredouille quelque chose d’inaudible et reprends ma course folle, laissant derrière moi un autre cadavre imaginaire prostré dans la neige écarlate. Tant bien que mal, je finis par trouver la rue que je cherchais. Je galope jusqu’à l’immeuble, manque de trébucher, cours jusqu’à la porte et m’effondre sur l’interphone.

         Un ange passe. Aucune réponse.

         Je sonne encore, puis une autre fois, mais toujours personne. Je commence à paniquer et je presse de nouveau le bouton quand un homme sort de l’immeuble. Il me fait un petit salut auquel je ne réponds pas, trop occupé à sonner désespérément. Le sourire de l’étranger s’évanouit, il s’approche de moi, transformant le peu de contenance qui me restait en fromage blanc.

- Excusez-moi, mais…

Ne me parle pas ne me parle pas ne me parle pas.

- Vous cherchez à joindre monsieur Abagnale ? poursuit-il malgré mes supplications mentales.

         C’est bien le nom de celui que je dois rencontrer et qui joue les abonnés absents, mais je suis trop terrifié pour articuler un mot. Je réussis à faire un vague mouvement de tête que l’homme comprend comme étant un acquiescement.

- Ah, c’est que… Vous n’êtes pas au courant ? Son appartement vient d’être saisi… Des dettes de jeu.

Le temps ralentit, les secondes s’engluent et gèlent. Prostré près de l’interphone, j’attends pendant une éternité que mon cerveau accepte de comprendre. L’inconnu se racle la gorge, se retourne et s’éloigne en me laissant là. Lentement, je me laisse aller contre le mur.

Je suis absolument incapable de digérer l’information. Mes méninges tournent à vide. En fait, la situation est d’un comique grinçant. Ça y est, ma dernière chance de poursuivre mes études à Bruxelles vient de s’envoler dans un tourbillon de jetons de casino. Des dettes de jeu ? On ne me l’avait encore jamais faite.

Il me faut un certain temps pour reprendre le contrôle de mes membres. Mécaniquement, je me mets à marcher, cette fois-ci sans but. Au bout d’un moment à déambuler en pilote automatique, je regarde autour de moi ; je me suis engagé dans une impasse que je ne reconnais pas. D’un coup, la réalité de ma situation me frappe. Je suis frigorifié, sans logement, bientôt déscolarisé et perdu dans une ville que je ne connais pas. Le découragement me tombe dessus comme une chape de plomb, mes jambes me lâchent et je m’effondre sur un palier comme une misérable loque. Bruxelles est sous la neige et moi je pleure comme un enfant.

2.

Ce fut une surprise pour beaucoup de monde quand le numéro 7 de l’impasse d’Enfer fut vendu. Le vieux bâtiment, qui appartenait depuis des décennies à une famille anversoise, était inhabité depuis longtemps à cause de son état avancé de dégradation et personne, pas même la vieille madame Borbé du n°1 (qui était née dans cette impasse et y mourra sûrement), ne s’attendait à le voir reprendre vie un jour.

À l’image de tant d’autres maisons anciennes de la capitale belge, celle-ci était étroite et profonde, à trois étages ; mais elle tirait son charme d’une part de sa façade, décorée dans le goût art nouveau après la Première Guerre mondiale, d’autre part d’un petit jardin aménagé à l’emplacement de numéro 8, rasé à la même époque pour insalubrité et racheté. Mais pour des raisons complexes d’héritage, elle fut abandonnée peu de temps après.

Moins d’un mois après l’annonce de sa vente, les travaux commencèrent. On vit alors défiler architectes, maçons, vitriers, plombiers, charpentiers, carreleurs, couvreurs-zingueurs, électriciens, peintres, décorateurs, fresquistes, mosaïstes, ferronniers, jardiniers, pépiniéristes, ébénistes, tapissiers… Toute la propriété était restaurée de fond en comble. Pendant un an, ce chantier excita la curiosité de tout Bruxelles, d’autant plus que personne ne semblait savoir qui était le nouveau propriétaire. Vint le jour où les travaux prirent fin. Toute l’équipe leva le camp et la maison fut de nouveau laissée en plan. Elle resta fermée à clef, lumières éteintes, vide.

Fin juillet, madame Borbé eut la surprise de trouver dans sa boîte aux lettres une épaisse enveloppe couleur crème, cachetée d’un sceau de cire représentant un bol et un sablier. L’adresse était calligraphiée à la main, ainsi que le carton à l’intérieur qui clamait :

LA MERVEILLEUSE ET INSECABLE SAKI TAKAHASHI
« CELLE DONT LE NOM RESPLENDIT DANS LE CIEL EN LETTRES D’ETOILES »
JOYAU INESTIMABLE DE L’ARCHIPEL NIPPON
GEISHA, BEAUTE FATALE, DOCTEUR ES CHRONOLOGIE, ECRIVAIN A SUCCES, EX-ACROBATE, EX-DESIGNER DE MODE POUR CHIHUAHUAS, RACONTEUSE D’HISTOIRES, PATISSIERE NOTOIRE, POETE, VIEILLE EXCENTRIQUE, DANSEUSE ETOILE A MI-TEMPS, LEGENDE DU SAUT A L’ELASTIQUE, SPECIALISTE EN INFUSIONS, LITTERAIRE CONVAINCUE, SCIENTIFIQUE A SES HEURES PERDUES ET FUTURE FEMME DE MEDECIN
VOUS INVITE LE PREMIER MERCREDI DU MOI D’AOUT AU
7, impasse d’Enfer
POUR Y DEGUSTER DU THE ET DES GATEAUX A L’OCCASION DE L’INAUGURATION DE
PANDÉMONIUM
SALON DE THE LITTERAIRE ET PROBABLE LABORATOIRE SECRET DE SON ETAT
VENEZ NOMBREUX ! ♥

- Mais qu’est-ce que c’est que ça ?... se demanda madame Borbé.

         Et c’est exactement la question que se posèrent les 172 950 habitants de Bruxelles en ouvrant leur courrier ce matin-là.

3.

         Des pas font crisser la neige. D’abord distants, ils se rapprochent jusqu’à arriver à mon niveau où ils s’arrêtent. Quelques secondes passent en silence. Tiré de mon apathie, je me rends compte d’un coup que j’ai très froid. Je relève la tête lentement – ouille ouille ouille – quand quelque chose d’humide et de glacé glisse dans mon cou et dans mon dos.

         Avec un glapissement, je bondis sur mes pieds et sautille sur place pour faire tomber la neige qui s’est accumulée sur mon manteau. Je ne sais pas combien de temps je suis resté sur ce perron, mais ça doit bien faire deux ou trois heures. Je suis gelé jusqu’aux os et mes dents claquent, j’ai l’impression que je me suis transformé en esquimau.

- Bah pas trop tôt. Vous bouchez le passage.

         Ah, c’est vrai qu’il y a quelqu’un. En l’occurrence, un quelqu’un dont je ne distingue que les yeux, d’un noir profond. Tout le reste est soigneusement emmitouflé dans une parka vert sombre, des bottes, une écharpe et un bonnet kaki. La silhouette, petite, m’arrive à la taille et a une voix fluette.

         Celle que je devine être une petite fille me contourne et pousse la porte. Alors, l’extase : une vague de chaleur m’enveloppe comme un édredon immense et m’arrache un gémissement d’aise. C’est une vague de chaleur qui sent le sucre, le chocolat, les fruits et le café, qui sonne comme des tasses en porcelaine sur des soucoupes, des éclats de rire et des éclats de voix, des gâteaux qui croustillent, des bouilloires qui sifflent.

- Vous entrez ?

         La petite fille est toujours là, tenant la porte ouverte. La nuit est tombée et dans l’impasse il n’y a que moi, dans cette raie de lumière, et une minuscule saint Pierre devant les grilles d’un Paradis chaud et parfumé qui m’envoûte.

- Ça se voit que vous êtes gelé. Venez boire quelque chose.

- B… Boire ?

- Bah oui. C’est ce qu’on fait dans un salon de thé.

         Et, de sa petite main gantée, elle pointe quelque chose au-dessus de sa tête. Sur la façade, en lettres d’or ouvragées, luit dans la pénombre

PANDÉMONIUM
SALON DE THE – PATISSERIE

         Un salon de thé nommé d’après la capitale des Enfers. Finalement, j’ai peut-être plus affaire à Charon qu’à un apôtre. Transi de froid, courbatu et épuisé, je hausse les épaules et franchis le seuil. Quitte à dépenser mes dernières économies avant de rejoindre l’Auvergne, autant que ce soit pour un chocolat viennois avec des cookies, bien au chaud.

         La porte se referme sur la nuit d’hiver et l’enfant me bouscule pour passer. Sans prendre la peine de se dévêtir, elle se faufile entre les tables jusqu’à un imposant comptoir de zinc, vraisemblablement récupéré dans une brasserie, sur lequel on a posé des présentoirs croulant sous des merveilles gustatives qui me font saliver d’avance. Mon regard dérive sur les tables encombrées de théières et de parts de gâteaux, occupées par tout un arc-en-ciel de gens. Autour de moi, murs couverts de bibliothèques, nappes blanches, épais fauteuils de lecture, petites lampes en fer forgé, paravents japonais... Tout au fond, un long meuble à épices, avec ses innombrables tiroirs étiquetés et ses étagères qui n’en finissent pas, présente tout un assortiment de boîtes multicolores. Et malgré le thé bouillant, les radiateurs, les ouvertures calfeutrées, l'atmosphère n'est pas étouffante du tout.

         Ma déambulation m’amène au comptoir. La gamine, qui a suspendu son manteau à un samovar et dénoué son écharpe, m’apparaît enfin sous son vrai jour. La peau café au lait, les yeux vifs et pétillants, elle porte une robe vert tendre et ses épais cheveux corbeau sont noués en deux tresses qui courent jusqu'à ses hanches. Tout en s’empiffrant de madeleines, elle bavarde gaiement avec...

         Avec…

         Euh…

Je cligne plusieurs fois des yeux. Devant moi, en train de verser des feuilles séchées dans un bol d'eau, se tient la femme la plus étrange que j'ai jamais vu. Elle doit avoir la soixantaine, probablement japonaise ou coréenne vu ses yeux bridés et sa peau brune. Vêtue d'un kimono vert émeraude sur lequel est brodé en fils d'argent le mont Fuji, elle semble avoir assorti tout son maquillage, des ongles aux paupières en passant par les lèvres, à son vêtement. Ses cheveux sombres sont tressés en une centaine de nattes très longues qui lui donnent l'apparence d'un saule pleureur et sont rehaussés d’une fleur en soie auréolée d’épingles dorées.

         D’accord.

         Je prends une grande inspiration et avance. Allez, tu peux le faire. Ne pense au fait que tu vas t’adresser à la personne la plus excentrique de Bruxelles pour passer commande d’une boisson chaude. Avec un gâteau. Tout ça pour noyer ton échec retentissant. Tout va bien. Tout va très bien.

         (Ma tête frappe le mur avec violence des étincelles éclatent ma bouche s’emplit d’un goût métallique un choc électrique dans toute ma mâchoire je la frappe de nouveau encore et encore et encore le monde se teinte de rouge le sang me coule dans les yeux mes dents claquent ma tête explose et)

         L’enfant et l’apparition surnaturelle me regardent. Fixement. Je suis sûr que leurs yeux scrutent les gouttes de sueur qui perlent sur mon front et le tremblement nerveux de mes doigts. Elles sentent ma peur. Je le sais. Respire, respire.

- C’est lui, Takahashi-san. Il était en train de pleurer sur le perron.

         Je n’ai pas le temps d’ouvrir la bouche pour protester (non mais de quoi je me mêle ?) qu’un tsunami de soie me terrasse. Littéralement. En moins d’une seconde, je me retrouve compressé contre une poitrine inconnue, luttant désespérément pour un peu d’air qui n’embaumerait pas le parfum au jasmin.

- Mon pauvre petit hamster dodécaphonique des abysses, mais enfin, mais que faisiez-vous à vous lamenter sur le seuil de mon humble établissement ? Oh je suis inexcusable j’aurais du m’en apercevoir et venir à votre secours, tel Apollon chevauchant son panache blanc pour apporter à Blanche-Neige sa pantoufle de vair ! Asseyez-vous ! Buvez ! Souriez ! Jessy, des tartes ou je te tranche la tête !

         Et me voilà jeté sur une chaise, devant une table où se sont matérialisés comme par magie un bol rempli d’un liquide sombre et des tartelettes toutes noires avec une boule de glace. La folle s’abat en face de moi comme un aigle fondant sur sa proie et pointe sur mon nez un ongle démesurément long sur lequel serpente un dragon argenté.

- Mangez et ne bougez pas d’ici !

         Et la voilà repartie.

         D’abord paralysé par le choc, je me liquéfie dans mon siège avec les larmes aux yeux. Trop de choses, de gens et de familiarité d’un coup, j’ai atteint un stade où même le suicide mental est inefficace. Je regarde autour de moi : absolument personne n’a bronché. Soit les clients sont tous sourds et aveugles, soit ce qui vient de se passer sous leurs yeux est un fait coutumier. Je pousse un râle plaintif et ma tête heurte la table.

         J’en profite pour prendre la résolution de me changer en pierre.

- Hey. Tout va bien ?

         Désolé, je ne peux pas vous répondre, je suis une statue et, aux dernières nouvelles, nous ne sommes pas dans Dom Juan.

- Ouh-oooouh. Allô la Terre ? Dites, Takahashi-san, je crois que vous l’avez tué.

- Mon Liam des sous-bois en fleurs, ne raconte pas n’importe quoi. Tu imagines le scandale que ça ferait ? Quand je tue quelqu’un, je m’arrange pour ne pas impliquer le salon ! Ha ha ha ! Oh, si il est vraiment mort, empaille-le, ce sera du plus bel effet. Du thé pour vous mesdames ?

         Des fois je regrette que mes suicides ne soient que fictifs.

- Bon, si tu te décides à te réveiller un jour, fais-le vite. Ta glace fond.

         Avec un soupir, je me résigne à faire face au monde extérieur. La première chose que je distingue est l’assiette remplie de tartes et de glace à moitié fondue. Je me redresse un peu et la silhouette floue de mon interlocuteur mystère se précise. Yeux verts, cheveux auburn, tâche de peinture violette sur la joue droite. Intéressant.

- Oulah, c’est pas la grande forme. Jessy raconte qu’elle t’a trouvée en pleurs devant la porte.

         Je marmonne quelque chose, la bouche empâtée par la peur, en me jurant de tordre le cou de cette peste de Jessy.

- Pardon ? Articule, je pige pas un mot.

- Je… Ne suis pas… À l’aise en société.

         J’ai l’impression d’avoir couru un marathon tant ces quelques mots ont eu du mal à franchir mes lèvres. Le dénommé Liam hausse un sourcil en se grattant la nuque avant de se lever.

- Ouais, je vois… Déjà que Takahashi-san met mal à l’aise les plus assurés, si tu es du genre timide et que t’as passé une grosse journée tu dois être plus mort que vif. Allez, profite de ta consommation, c’est la maison qui régale. Je vais leur demander de te laisser tranquille.

         Il s’en va à son tour, me laissant enfin seul. Mentalement, je le remercie. Je reste encore quelques instants dans la même position, avachi sur la table, grappillant les miettes de mon courage en fuite, avant de tendre une main pour saisir mon bol et avaler une gorgée de thé brûlant. Et j’enchaîne avec une part de tarte.

         Jamais je n’ai mangé quelque chose d’aussi bon. La pâte brisée, cuite à la perfection, croque sous la dent et fond sur la langue. La pâte noire est en fait de la mélasse, dont le goût de réglisse tapisse ma bouche. Le thé est un peu épicé et la glace sort juste de la sorbetière. C’est froid et c’est brûlant. J’ai du parfum qui explose dans la tête, des jours de printemps, des goûters d’enfant, des cottages anglais, l’odeur de l’asphalte après la pluie, de la menthe poivrée.

         Il me faut un certain temps pour terminer religieusement mon assiette, le temps de me rendre compte que je vais bien. Ma fourchette tinte sur l’assiette de porcelaine, je m’étire, je baille. Dans le salon de thé, il n’y a plus que quelques lecteurs passionnés et le garçon de la caisse, Liam. Apaisé par les célestes pâtisseries et l’absence de l’ouragan japonais, je marche vers lui sans que mes jambes ne chancellent. Contrairement à mon élocution. Bah, on ne se refait pas.

- Mer… Merci p-pour les tartes.

- De rien. Ça va mieux ?

         Je fais « oui » de la tête, ma bouche s’étant automatiquement scellée comme chaque fois qu’un inconnu me parle. Je sors mon portefeuille de la poche de mon manteau.

- Non non, c’est offert. J’insiste. Comme dédommagement de la folie de la proprio. Takahashi-san est une personne merveilleuse et pleine de vie mais… Parfois elle l’est un peu trop.

         Toujours incapable d’émettre le moindre son articulé, je hausse les épaules, tente un sourire et murmure un « Au revoir » étranglé avant de tourner les talons. Une hésitation avant de tourner la poignée. La porte s’ouvre finalement sur le froid, une bourrasque de neige qui fait voler les manteaux encore suspendus aux patères. Par réflexe je recule, déjà frigorifié jusqu’aux os. À l’idée que je vais devoir affronter le blizzard pour rentrer dans ma chambre d’hôtel, minuscule et sombre, avec l’échec comme seul compagnon, je sens ma gorge se nouer. La porte semble soudain peser des tonnes et m’échappe.

         Une main surgit de derrière mon épaule, la rattrape.

- Attends. J’ai un truc à accrocher. La vache, il caille !

         Je m’écarte un peu, crispé par la chair de poule, pour laisser Liam passer. Il punaise sur la porte une feuille plastifiée. Je me penche par-dessus son épaule pour lire.

À LOUER
CHAMBRE DE 15M2 SITUEE SOUS LES TOITS. SALLE DE BAIN A PARTAGER. LOYER PARTIELLEMENT OU TOTALEMENT REMPLAÇABLE PAR DES HEURES DE TRAVAIL AU SALON DE THE. LA VENERATION TOTALE DE LA PROPRIETAIRE, LA GRANDE, MAGNIFIQUE ET INSUBMERSIBLE SAKI TAKAHASHI, EST OBLIGATOIRE. SE RENSEIGNER A L’INTERIEUR.

- Et voilà. J’suis gelé. Heureusement que j’habite ici ! Toi par contre… Tu vis où ?

         À ce moment, j’aurais pu craquer. Raconter ma vie. Fondre en larmes. J’ai un peu fait tout ça à la fois.

         J’ai pointé l’annonce du doigt.

4.
         Le soir-même, j’ai rêvé d’avant.

         Tous mes rêves ne sont jamais que des souvenirs. Des souvenirs tangibles, ancrés dans le réel. Mes songes ne sont pas des affabulations loufoques mais des machines à voyager dans le temps.

         Je me suis revu, courant dans les rues de Bouzel, pressant contre moi trois baguettes brûlantes, tout juste sorties du four de la boulangère. Je cours pour ne pas perdre une miette de cette chaleur qui se communique à mes mains et à ma poitrine, pressé d’arriver chez moi, d’échapper à l’air humide et froid. Nous sommes en janvier et l’hiver refuse de céder sa place. Au cœur de la nuit qui tombe déjà, du vent gelé, de la tristesse et de la frustration accumulée au lycée, j’ai trois pains chauds pour me réconforter le temps d’arriver à la maison.

         Je me suis réveillé avec ce chaud dans le cœur. Dans cette chambre d’hôtel impersonnelle que je ne peux plus payer et que je vais de toutes façons quitter. Le soleil, pâle, est déjà bien haut, quelques oiseaux chantent. Je sors le sourire aux lèvres.

         Cette fois-ci, je suis arrivé à Pandémonium volontairement, aidé d’un plan. 7, impasse d’Enfer. Le jeu de mot, que je n’avais pas remarqué hier soir, fait revenir le fantôme de mon sourire sur mes lèvres maintenant tremblantes d’anxiété. C’est plus fort que moi, j’ai peur.

         Après avoir poireauté dix bonnes minutes devant les portes imposantes du salon de thé, à tergiverser mentalement avec moi-même sur l’utilité d’obtenir cette ultime chance de loger à Bruxelles pour mes études, j’ai réussi à pousser la porte. Ou plutôt, une jeune fille est arrivée et je me suis engouffré à sa suite.

         Aujourd’hui, c’est l’odeur du chocolat qui domine. Des gens bavardent gaiement autour des tables, lisent, mangent et boivent surtout, certains jouent aux échecs, aux cartes ou aux jeux vidéos sur leurs consoles. En fond sonore, un morceau classique que je suis incapable d’identifier. Le comptoir, par contre, est désert. Aucune trace de madame Takahashi, de la petite fille ou de Ian… Non, Liam. Un nom anglais dans ce goût là.

         Je m’avance, un peu inquiet. Il n’y avait certes pas de rendez-vous de fixé, mais… Si on m’a dit de passer en journée, c’est bien parce que quelqu’un sera présent, non ? Sauf bien sûr si on se moque de moi. C’est ça. Ils m’ont fait une farce, en fait ils ont trouvé une autre personne pour l’appartement, d’ailleurs l’annonce n’était plus là quand je suis arrivé, si ça se trouve il n’y a jamais eu de chambre à louer et ce sont des aliens dotés du pouvoir de lire dans les pensées qui…

- Vous êtes enfin là, mon ragoût sauvage des montagnes rondes ! me beugle une voix haut perché dans les oreilles tandis que deux mains crochues se referment sur mes épaules.

         (Violente douleur dans la poitrine le dos le ventre le bras gauche ma mâchoire se paralyse mon cœur s’arrête brusquement je suffoque sans pouvoir respirer ma vue se brouille ma tête résonne de cloches mes jambes se dérobent je m’effondre sur le sol j’essaie de lutter mes muscles ne répondent pas ma)

- Et bien ? Vous ne dites rien ? Vous n’allez pas rester planté là tout de même, je sais que ma stupéfiante beauté change tous les hommes – et les femmes, je ne juge pas ! – en pierre mais…

- Takahashi-san !

         Liam (je suis sûr que c’est son nom) arrive lui aussi, l’air furibond mais impossible à prendre au sérieux avec son nez turquoise.

- Qu’est-ce que je vous ai dit ? Arrêtez de brusquer les gens comme ça ! Vous allez le faire fuir enfin, vous êtes au courant qu’il est timide. Bref. On va à côté.

         Avec une grande tirade sur tout et rien, madame Takahashi me dépasse pour disparaître par une porte dissimulée derrière le comptoir, ses cheveux décorés de fleurs se balançant derrière elle. Liam, levant les yeux au ciel, lui emboîte le pas avant de se tourner vers moi.

- Tu viens ?

         J’aimerais bien, mais je suis cloué au sol. De toutes manières je ne sais pas si j’en ai vraiment envie, finalement. Jamais je ne pourrai m’habituer aux manières de cette femme ! J’ai des bouffées de chaleur, les yeux qui piquent, les jambes en coton, un tic nerveux au niveau de la paupière gauche.

- Relaxe-toi, elle a encore jamais bouffé personne. T’en fait pas un peu des tonnes des fois ?

         Je respire profondément. Je réussis à avancer un pied, puis l’autre. Encore une fois. J’arrive enfin au niveau de Liam, puis jusqu’à la porte.

- Attention, l’escalier est raide.

         Nous sommes dans la microscopique cuisine. Dans un coin, un escalier en spirale effectivement très abrupt, aux marches hautes, que je suis obligé de monter en m’accrochant à la rampe, surtout que mes jambes sont toujours un peu faiblardes. À l’étage, je me retrouve dans un petit salon où tous les styles de mobilier semblent avoir fusionné dans une seule pièce. Mais l’ensemble force l’admiration par l’harmonie qu’il dégage.

         Madame Takahashi est assise derrière un bureau laqué, décoré de motifs orientaux, et nous désigne d’un signe de son porte-cigarette deux fauteuils lui faisant face. J’en choisis un et m’y enfonce comme pour y disparaître.

- Alors alors, où en étions-nous ? Ah oui ! Suis-je bête, c’est pour la location. Mon Liamounet des célestes horizons m’a dit que vous étiez intéressé, c’est exact ?
         
Je hoche la tête avant de remarquer la présence de trois tasses de thé. Depuis quand sont-elles là ? Madame Takahashi, suivant mon regard, m’incite d’un sourire à me servir. Le poids de la tasse pleine fait vaciller dangereusement ma main mais je réussis à ne pas en renverser.

- Cette chambre que nous louons fait donc la modeste taille de quinze mètres-carrés, ce qui reste tout de même assez honorable, et jouxte celle de Liam, ma charmante touffe de vélocipèdes. Vous devrez partager la salle de bain mais ça ne devrait pas être trop compliqué, si ? Pour ce qui est du loyer, il est de 550 euros, payable en heures de travail, patati-patata, tout ça vous le savez déjà de toutes façons, c’était écrit sur l’annonce.

         J’acquiesce. Jusqu’ici tout se présente bien, avec ma bourse pour aider j’aurais de quoi m’en sortir pour payer sans avoir à mettre la main à la pâte.

- Traditionnellement nous prenons nos repas ensemble, mais c’est parce que nous sommes une grande famille. Mon Liamichoupinet a l’air persuadé que vous êtes terrifié par moi, comme si une personne comme moi pouvait faire peur ! Mais toujours est-il que je vous autorise, dans mon immense mansuétude, à vous installer une kitchenette. Inutile de me baiser les pieds. Voilà, c’est tout ! Bienvenue à Pandémonium !

Hein ?

- Je… Quoi ?

- Le chambre est à vous. Si vous acceptez. Mais vous allez accepter, vous n’avez pas le choix, sinon je viendrai dévorer vos orteils dans la nuit !

         La stupéfaction me donne des ailes et je me redresse dans mon fauteuil, incrédule.

- Vous… Vous ne vérifiez pas mes papiers ? Pas de démarche administrative ? Pas de charte ou de règlement à signer ? Et puis, vous ne connaissez même pas mon…

- Bla bla bla, tout ça ce n’est que de la paperasse inventée pour embêter le monde ! me coupe-t-elle en agitant les mains. Nous sommes dans un pays libre ! Tant que vous ne détruisez pas mon chez-moi, je ne vois pas ce que je pourrais exiger. Vous fumez ? Moi aussi ! Vous voulez ramener du monde ? Mais faites, il y a un lit double exprès pour ça ! Vous avez un chat ? Fantastique, c’est délicieux en ragoût. Et puis je ne peux pas rester, je suis en retard. Liam, charges-toi du reste ! J’ai dit !

         Sur ce, elle saute sur ses pieds et sort de la pièce en faisant la roue. Liam fait craquer ses articulations et se lève à son tour.

- Bon, bah, bienvenue. Ne t’en fait pas pour les bricoles administratives, Takahashi-san se chargera d’absolument tout à ta place. C’est ce qu’elle a fait pour chacun d’entre nous à notre arrivée. On ne dirait pas comme ça, mais elle est très organisée et compétente. Je te fais visiter ?

         Bon, et bien soit. Je renonce à comprendre la logique des évènements. En plus ce serait totalement ridicule de continuer à protester alors que j’ai trouvé un logement. Ou plutôt, alors qu’on vient de me l’imposer. Ce qui au final revient au même… Non ?

- Bon, donc au bel-étage c’est le salon de thé et la cuisine. Ici, c’est les quartiers de Takahashi-san et de Jessy. La porte, là, donne accès au jardin, un coin assez sympa, j’y peins parfois. Ah oui, parce que je suis peintre, en fait.

         Ceci explique les tâches de peinture.

- Mais nous ce qui nous intéresse c’est l’étage du dessus.

         Je n’ai aucun mal à reconnaître ma chambre une fois l’escalier escaladé. Des deux portes nous faisant face, l’une est en fait une cascade. Une cascade d’une limpidité parfaite, chutant au milieu de pierres luisantes et de plantes exotiques aux larges feuilles. La touche est si fine, les textures si bien rendues, les couleurs si réalistes que je peux presque voir l’eau bouger, se jeter du haut de la porte pour se fracasser sur le palier en milliards de gouttelettes, brise humide sur mon visage, le rugissement furieux de l’impact dans les oreilles.

         L’autre est une simple porte blanche.

         Nous y sommes. Je respire à fond et je tourne la poignée. La porte blanche s’ouvre sur une chambre entièrement blanche elle aussi, à l’exception du plancher en bois clair. Blanc le lit aux draps impeccablement repassés, blanches les chaises, la table, l’armoire, la bibliothèque et la petite commode.

- Alors ?

- Je… Ne pouvais pas rêver mieux…

- Génial. Manque plus que tes affaires et…

- Les voici !

         Moi et Liam sursautons de concert quand que madame Takahashi nous bouscule et lance ma valise sur mon lit, manquant d’emporter mon oreille droite par la même occasion.

- Je me suis permise d’aller la chercher moi-même pour vous éviter l’aller-retour ! Ne restez pas planté là comme un épouvantail, installez-vous, le dîner sera servi à huit heures ! Oh je suis folle de joie ! Mais qu’est-ce que je raconte, je suis folle tout court !

         Devant ma tête que je devine d’une pâleur cadavérique, Liam me fait asseoir sur le lit et va me chercher un verre d’eau que je bois à petites gorgées en essayant de ne pas m’étouffer. Et de ne pas vomir. Et de ne pas pleurer. Et de ne pas tomber dans les pommes. Ça fait pas mal de paramètres à prendre en compte.

- Allez, courage. Tu verras, on s’y fait assez vite.

         Est-ce que c’est vraiment une bonne chose ?

5.

         L’heure fatidique du dîner sonne.

         Allongé sur mon lit, fixant avec intensité le plafond immaculé au-dessus de moi, je cherche désespérément à me faire avaler par le matelas. J’ai réussi à m’occuper l’esprit avec mon installation, Liam m’assistant brièvement pour les questions concernant la Wi-Fi et le partage de la salle de bain, mais je dois à présent affronter la réalité et son bras droit, la pendule, qui de l’étage du dessous achève d’annoncer vingt heures. Mon nouveau voisin de palier m’ayant fait clairement comprendre que, même mort, madame Takahashi n’accepterait jamais que je rate ce premier repas commun, je suis bien forcé de me faire violence.

         Allez, dans dix secondes je me lève et j’y vais.

         Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Six. Sept. Huit. Neuf. Dix…

         Bon, dix secondes de plus.

Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq. Six. Sept. Huit. Neuf. Dix…

… Encore dix toutes petites secondes et je serai vraiment prêt.

Un. Deux. Trois. Quatre. Quatre et quart. Quatre et demi. Quatre trois-quarts…

- Toc toc ? Le dîner va bientôt être servi et j’te conseille de descendre maintenant. Sauf si tu préfères que Takahashi-san vienne te chercher.

- Je suis prêt ! J’arrive !

         Quand j’ouvre la porte, Liam est déjà descendu. D’en bas me parviennent des bruits de voix et de vaisselle. Je commence à descendre l’escalier, en respirant régulièrement pour me détendre, les yeux fixés sur mes chaussures, comme me l’a appris mon psy. Une forme d’autohypnose. Arrivé en bas, je suis obligé de m’asseoir sur le sol pour calmer ma nausée. Fixer ses pieds quand on descend un escalier en colimaçon, c’est plus efficace pour se donner le tournis que pour se détendre.

- Liaaaaam, t’es sûr que t’as demandé au nouveau de descendre ? J’ai faim !

- Je t’ai déjà dit que oui, Jessy. Laissez-lui un peu de temps. Faut que je répète combien de fois que c’est un timide ?

- Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi il serait timide avec nous… Ne sommes-nous pas des gens charmants, intéressants et agréables ? Il doit s’être endormi. Je vais aller le réveiller de mon baiser de feu, comme le prince de la Belle au bois dormant !

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