Douze ans. Douze ans qu'il vivait dans ce village minable, sans personne pour lui tenir compagnie. Un grand sentiment de vide le saisissait de temps à autre, et, pour une raison inconnue, Leyn se mettait à fixer le côté vide de sa chambre comme s'il s'agissait d'un endroit sacré. Le silence l'apaisait comme personne, lui permettant de rêver de futurs glorieux. De préférence, un futur où il serait respecté pour ses capacités et non un faiblard perdu dans une quelconque campagne où des paysans qui savaient à peine écrire voulaient construire son existence autour de l'élevage de pigeons. Mais au final, toute cette rage intérieure et cette ambition qui le consumait, ajouté à son culte de la solitude, lui offrait la possibilité de tracer lui-même son avenir. C'est pourquoi tous les jours, et ce depuis 2 ou 3 ans, il se rendait à la ville la plus proche, à quelques kilomètres, pour étudier en compagnie des quelques autres souriceaux un tant soit peu intéressé par la connaissance et le savoir. Il passait de longues soirées, chez lui, à déchiffrer des pages entières de lourds manuels qu'il devrait rendre dès le lendemain. Ses capacités intellectuelles inouïes rattrapaient largement son physique à la ramasse, avec cette fourrure noire courte qui dissimulait à peine sa maigreur. Il marchait comme un voleur en fuite, le dos courbé par le poids des livres et le pas rapide dans les rues encombrées, avalant les informations comme si elles pouvaient le soigner complètement. Cependant, depuis quelques années, son cas semblait s'améliorer. Là où il avait parfois besoin de journées entières coincé chez lui, il pouvait maintenant sortir tous les jours pour aller respirer les pages des manuels de la bibliothèque. Dans sa classe, composée d'une dizaine de souris de son âge, il était le meilleur. Si au début il avait du composer avec son retard, il était maintenant celui à qui l'on demandait de l'aide, et cette situation lui plaisait plus que de raison. Pour une fois qu'il y avait un domaine où il surpassait tout le monde ! Un jour qu'il sortait de la salle de classe, une de ses camardes, Bema, lui adressa la parole. C'était suffisamment rare pour qu'il en garde un souvenir dans son esprit. "Il paraît que tu veux tenter le concours de l'Ecole militaire, c'est vrai ? - Qui t'as dit ça, répondit abruptement Leyn ? - Le prof...Enfin, je veux essayer aussi, donc... - Et quoi ? Donc j'ai pas le physique pour ça, et tu te demandes si je veux pas changer de plan de carrière pour avoir un concurrent en moins ? - Non, non ! C'est juste qu'on pourrait réviser ensemble, tu vois ?" Leyn ne parut pas convaincu. Qu'elle profite de SON travail, de SES notes ? Hors de question. Elle reprit timidement : "Si tu veux, il y a des livres chez moi. Qui ne sont pas disponibles ici. Et puis ça pourrait être sympa, non ?" Il ne voulait pas que ce soit "sympa". Il voulait que ce soit concis. Rapide. Efficace. L'argument des livres, étrangement, lui suffit. Peut-être, aussi, le regard empli de sympathie de sa camarade, même s'il ne l'admettrait jamais.