Le petit frère – l'imprévu. Le rire qui perce les lèvres pincées à l'annonce de la nouvelle – quoi, ses parents auraient à dessein composé un autre stigmate indélébile de leur incompétence ? Lorsque Vassili tourne la tête, ils croient à du dédain – il n'y a guère qu'une grosse inquiétude, celle dont il n'a pas laissé s'infiltrer ses yeux étant petit, lorsque leur manoir le retrouvait seul entre les murs poussiéreux et les tentures surannées. Ils ne seront pas dignes de toi – mais je le serai, moi, autant que j'aurais aimé qu'on cherche à l'être avec moi. Et Vassili n'est pas de ceux qui, l'air indifférent, jettent des promesses creuses qu'aucune véritable intention n'a jamais animée ; ses yeux sont les premiers à se poser sur le visage rosâtre de celui qu'on appellera l'Aurore – Anatoli. Et jamais il ne faillit, dès lors, au serment tacite qu'il a fait à la courbe du ventre de celle qui l'a mis au monde, jamais il ne perd son petit frère de vue. Même quand l'aurore consume ses nuées, même quand les colères d'Anatoli lui secouent le sang jusqu'à projeter ses poings veules sur les murs, Vassili reste – parfois à l'abri d'une pièce contiguë, parfois immédiatement présent, la ferme largesse de sa main au bas du dos du garçonnet lorsqu'il se retrouve hors d'haleine. Quand ceux qui n'ont jamais su être leurs parents reculent, leurs faibles résolutions désarçonnées par la véhémence des pulsions d'Anatoli, Vassili fait un pas en avant ; quand Anatoli est laissé en plein soleil, Vassili est son ombre. En lui, Anatoli trouve les rares structures de son éducation, et il est, réciproquement, pour Vassili, un vague ersatz, au goût un peu âcre, de l'enfance qu'il n'a jamais eue. Mais les reliques de la croissance torve de Vassili ne tardent pas à refaire surface, s'immisçant en les germes de leur solide relation – il y a longtemps qu'il a remarqué, chez son cadet, cette incapacité primaire à produire de la magie ; il l'a mise, en premier lieu, sur le compte de son jeune âge, mais les années se sont engoncées en ce cœur ardent, et rien ne les a accompagnées que cette propension croissante à l'agressivité et ce rejet du joug de l'autorité – qu'heureusement, Anatoli ne semble pas sentir en lui. Et l'inquiétude de Vassili, dissimulant celle de toute une famille, à la réputation que n'a jamais entachée pareille infamie, croît – se peut-il faire qu'une impureté ait pénétré les veines aristocrates des Slezniov ? Lorsque le jeune homme pose les yeux sur son frère, et que celui-ci fait volte-face sous le poids de ce regard, la bouche se taillade en un rictus condescendant, et crache des offenses à peine voilées ; s'il faut, en Anatoli, faire des secousses pour que poigne, enfin, la magie, alors Vassili en sera l'artisan. Mais il sait les brasiers du brun, et il a appris à s'en ignifuger – alors ses jougs sont invisibles, et ses ordres, intangibles. Anatoli ne s'en méfie pas, pas alors que Vassili est son ancre, sa solidité dans le typhon hostile de cette existence qui, Vassili en a une conscience nette, n'est pas celle qui verra son bonheur – Anatoli le suit, Anatoli l'écoute proférer ses décrets, du fiel captieux de sa voix doucereuse, et, mieux, Anatoli exécute. Vassili a fait, les années déroulant leur lente procession, son serviteur d'un Anatoli revêche, un subordonné servile d'une bête acariâtre et indomptable ; un jour, il le mandate pour, prétend-il, une mission de moindre importance – il a bâti et mûri, en son esprit échauffé par la préoccupation et la ferme volonté de garantir le lustre des Slezniov, une expérience. Il y a longtemps qu'ils se penchent, Feodor et lui, sur les dégénérescences infamantes qui se produisent parfois dans les familles sorcières apparemment exempte de toute impureté – sur les Cracmols. Et si Vassili étale si souvent au cœur de son petit frère l'opprobre de cette invective sèche et létale, c'est qu'il lui faut faire saillir la crainte qui l'anime et le tourne incessamment entre ses draps froids, lorsque la face allumée de rage d'Anatoli lui vient à l'esprit. Ce jour-là, Anatoli est son sujet et l'objet de ses expériences – ce jour-là, si Anatoli se distord au sol, criblé d'un aride Doloris collectif, et s'il crache entre ses dents les râles d'une souffrance térébrante, c'est que Vassili l'a voulu. L'alacrité des débats qu'il a menés aux côtés de son impitoyable oncle, et les conclusions auxquelles ils ont fini par parvenir ont pénétré son esprit de la certitude suivante, qu'en Anatoli, la magie n'était pas tant absente que garrottée ; et que la douleur, lorsque poussée à un stade paroxystique, constituait l'unique et indispensable solution au déficit patent de son petit frère. Étrangement, son intuition, dans tout ce qu'elle a de cruel, de féroce ou d'insensible, se vérifie ; et c'est à la suite de cet assaut ignominieux qu'enfin, une triomphante magie se fait jour en Anatoli. Mais, en pareille société, les mots sifflent avec le triste vent dans les oreilles de toutes les gens ; bientôt, on apprend qu'une fracture, chez les Slezniov, s'est opérée, que le cadet, de foyer de violence, est passé à objet – d'acteur, à victime. Et ni les implacables ambitions scientifiques d'une certaine branche de la famille, ni le soin maniaque apporté par la majorité de la lignée à la pureté impeccable du sang ne sont inconnus – les noms de Feodor, et, surtout, de Vassili, l'indéfectible protecteur, dont la main immense semble vouloir étrangler quiconque respire trop près d'Anatoli, ondoient d'une bouche à l'autre ; mais leur mise en cause est souterraine, car rien ne les inculpe manifestement. Ce qui l'est moins, cependant, c'est la fascination morbide que suscite, partout, Anatoli ; les regards affamés qui, par dizaines, convergent vers lui lorsqu'il croise le grand monde, les chuintements insupportables des voix qui se veulent murmures discrets – et il est clair que, si la magie s'est enfin livrée à son cœur tourmenté, les feux dévastateurs de sa colère ne l'ont jamais quitté ; au fond de lui, Vassili sait qu'il ne supportera pas cette situation hautement anxiogène bien longtemps. Aussi, lorsque leurs géniteurs lui annoncent, de ce ton badin qu'il exècre si passionnément, qu'ils partent, Anatoli avec eux, pour l'Angleterre, il n'est nullement étonné. Eh ! l'amère stupéfaction de son petit frère lorsqu'il l'apprend à son tour vaut bien toutes les proximités ; il sent, dans sa main, s'affermir l'extrémité de la chaîne qu'il a enserrée toutes ces années autour du garçon – nulles terres, nuls monts, nuls océans ne viendront défaire les étreintes barbares et sanguinaires de leurs regards ! Nul continent n'effacera le stigmate que sa grande main blanche a apposé sur l'âme de son unique frère – nul n'effacera jamais Vassili d'Anatoli.