Posté le 15 décembre 2018
Télécharger | Reposter | Largeur fixe

La paix des vagues

         Fulminante, Yunoki sortit du Quartier Général pour prendre le chemin de la plage. Elle descendit l'étroit sentier de la falaise, une main contre les rochers pour garder son équilibre et ne pas être projetée en bas par un coup de vent soudain. Plusieurs fois, des membres de la Garde avaient dû récupérer des corps désarticulés au pied de l'à-pic et elle ne désirait pas être la suivante. Matagot, son Ciralak, la suivait joyeusement sur ses quatre pattes avec son agilité habituelle, sans craindre le vide qui s'étendait à sa gauche, dérobant brusquement le sol, comme si un géant avait fendu droit la falaise d'un coup de hache.
         Sur la plage, son humeur se calma, alors que le vent océanique apportait du large une odeur iodée et le cri des oiseaux marins. Elle ôta ses chaussures et les tint à la main, savourant sous ses pieds les grains de sable glisser contre sa peau. Elle ferma les yeux et laissa ses pas la porter jusqu'à l'eau, souriant de plaisir lorsque les premières vagues vinrent s'échouer sur ses orteils. L'eau était tiède, délicieusement agréable, comme toujours. Le temps était stable à Eel, la cité était prise dans une éternelle fin de printemps, perpétuée par le Cristal ; et la mer était toujours douce. Il fallait s'éloigner loin des côtes pour que la température diminue, que les courants froids arrivent et que les tempêtes éclatent.
         Yunoki marcha le long de la côte, les pieds dans l'eau, que le mouvement exquis de va-et-vient délassait. Elle s'arrêta au bord de la falaise, lorsque celle-ci plongeait dans l'océan. Elle enleva ses vêtements et les posa sur un rocher, au sec, à l'abri des marées. Les vagues se brisèrent contre la terre avec violence et elle éclata de rire lorsque l'écume la toucha. Puis elle grimpa sur le bloc le plus avancé dans l'océan et plongea.
         Son corps souple et long fendit les flots avec une facilité dérisoire. Elle ondula les jambes pour s'enfoncer plus profondément et atteindre le fond, loin de la surface agitée.
Enfin, elle était libre de tout. Libérée de la cité, délivrée de ses insupportables habitants, les officiels comme les plus... marginaux.
         Elle nagea plus loin. Ici, la paix. Pas de cris, pas d'éclats, pas de voix furieuses ni moqueuses. Pas d'exaspérants elfes aux cheveux bleus, qui passaient leur temps à faire des farces douteuses et à prononcer des plaisanteries qui n'étaient amusantes que pour eux. Yunoki soupira. Elle n'était jamais la dernière à répondre présente à une bonne joute verbale mais parfois, elle était juste fatiguée de devoir constamment répondre pour ne pas se laisser marcher sur les pieds par son capitaine de garde. Elle avait de l'affection pour Ezarel mais force était de reconnaître qu'il se comportait parfois plus comme un enfant que comme un adulte, malgré son âge. Heureusement, depuis qu'elle s'était mise dans une de ses rares et mémorables colères, peu après son arrivée, l'elfe avait compris que Yunoki avait des limites qu'il valait mieux ne pas franchir.
         La métisse nagea plus profondément, savourant le contact fluide de l'eau contre sa peau, se tordant sur elle-même pour s'amuser, puis effleura le sol du bout des doigts, suivit le contour d'un corail de l'index, joua avec des poissons colorées. Pas de bruit, ni de laideur ici. La beauté, le calme et la paix. Mais Yunoki savait que cette apparence sereine était trompeuse ; les eaux cachaient de nombreux dangers, lorsque l'on s'éloignait des zones sûres. L'océan était comme une sirène capricieuse : on pouvait l'aimer, mais on ne pouvait s'y fier. La mer apportait et prenait, en un équilibre constant. Cependant, nul danger là où elle se trouvait. Près des côtes d'Eel, nul courant marin risqué, ni monstre dangereux.
         Elle fut ballottée par un flux marin, qui la tirait vers le haut. Elle ne lutta pas et se laissa porter vers la surface. Sa tête creva les flots et ses cheveux se répandirent autour d'elle, comme un voile colorée. Une vague se brisa et la submergea. Elle réémergea avec un rire puis replongea au milieu des poissons, des kiampus, des poulpatatas et des melomantha. Les mélodies de ces raies étaient merveilleuses et elle les accompagna de ses propres chants, en nageant au milieu d'un banc. Les familiers s'écartèrent devant elle mais ne tentèrent pas de la fuir, peu farouches. Ils l'accompagnèrent même pendant un moment, certains allant jusqu'à la frôler, sans doute animés par une grande curiosité. Puis Yunoki s'enfonça plus profondément vers le fond.
         Une algue noire, enroulée autour d'un corail rouge sang, attira son attention et elle se laissa guider jusqu'au rocher par un courant de fond. Elle retira la plante et la regarda pensivement. Noir et rouge... Les couleurs de l'homme-masqué. Son estomac se tordit légèrement au souvenir de leur dernière rencontre. Elle l'avait vu plusieurs fois, pendant certaines de ses missions ou quand il infiltrait le Quartier Général. Elle ne savait pas ce qu'elle devait ressentir pour lui. Il était... différent, étrange. Pas doux pour un sou mais sans brutalité excessive. Puissant et souple comme un prédateur. Dangereux, ça oui, pour ses ennemis. Mais Yunoki doutait fort qu'il la considère comme un adversaire. Ils avaient parlé un certain nombre de fois et... Elle avait découvert un esprit redoutablement intelligent et implacable, doué d'une grande volonté. Quelque fut son but, il ferait tout pour l'atteindre. Quitte à mettre le monde à feu et à sang. C'était admirable, d'un certain point de vue.
         Elle secoua la tête et battit des jambes pour s'avancer vers une fissure marine. Elle ne devait pas encenser cet homme mystérieux. C'était un ennemi, peu importe la façon dont des papillons semblaient s'agiter dans son ventre. Il avait détruit le Cristal et menacé la survie de la cité d'Eel. Elle ne devait pas s'approcher de lui, à part avec une arme à la main. La Garde l'avait recueilli et lui avait donné un but alors qu'elle errait dans la région.
         De l'eau chaude émanait de la faille. Elle sentait la différence de température contre sa peau et dans ses branchies. Curieuse, elle s'approcha avant de froncer le nez. L'eau avait un goût soufré. Il devait y avoir du magma sous la surface et la chaleur faisait s'échapper des éléments chimiques. Elle donna de grands coups de pied dans l'eau pour s'éloigner, jusqu'à retrouver un courant marin plus froid et plus pur.
         Malgré son excellente vision, il faisait sombre là où elle se trouvait. Elle était trop profondément sous la surface pour recevoir beaucoup de lumière. Elle se mit sur le dos et regarda vers le haut. Très loin, à des mètres au-dessus d'elle, elle pouvait voir des éclats brillants, là où les rayons du soleil venaient mourir. Quelques poissons la frôlaient, sans doute curieux de sa présence. Mais il y avait la paix. Un temps suspendu, parfait, où il n'existait qu'elle et la mer, dans toute la force de sa présence, dans les courants marins qui l'agitaient, et les vagues qui soulevaient la surface et qui provoquaient des remous plus en profondeur. Yunoki écarta les bras et se laissa porter au gré des mouvements de l'eau. Plus de tristesse, plus de colère, plus d'énervement. Elle était fille de la mer et elle était chez elle. Libre et invincible.
         Elle était Yunoki et elle était en paix.

x
Éditer le texte

Merci d'entrer le mot de passe que vous avez indiqué à la création du texte.

x
Télécharger le texte

Merci de choisir le format du fichier à télécharger.