Édité le 13 janvier 2022
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«Dans le foot, si tu dis être homo, c'est fini» : homophobie, viol, racisme, Patrice Evra se confie à nos lecteurs

Romain Baheux, Amaia Cazenave et Arnaud Detout

Sa première réponse a duré plus de dix minutes. Patrice Evra avait envie de parler ce mardi 11 janvier, quand il s'est assis dans une salle de notre rédaction. Face à lui, six lecteurs du Parisien-Aujourd'hui en France venus questionner l'ex-capitaine des Bleus, ancien défenseur de Manchester United, de la Juventus Turin et de l'OM, dans le cadre de la sortie de la version française de son autobiographie « I Iove this game » (éditions Hugo Sport) ce jeudi 13 janvier en librairies.

Un entretien cash, aux allures de discussion, où le retraité des terrains, 40 ans, a abordé de nombreux sujets : le viol subi adolescent,le racisme dans le football, les Bleus, le PSG, Kylian Mbappé et aussi sa jeunesse aux Ulis. Patrice Evra se raconte, à sa manière : sans détour.

Marie-Hélène. Pourquoi avoir décidé d'évoquer dans votre livre le viol dont vous avez été victime par le principal de votre collège ? Quel a été le déclic pour en parler ?

PATRICE EVRA. J'avais 13 ans et je suis resté avec ce poids toute ma vie. À l'âge de 24 ans quand je jouais encore à l'AS Monaco, la police m'a appelé et m'a dit : « Monsieur Evra, est-ce que cet homme a commis des attouchements sur vous ? » J'ai dit non. Il a insisté : « Vous êtes sûr ? » J'ai répété que non, j'ai commencé à m'énerver et j'ai raccroché. Il y avait eu des plaintes d'autres enfants... Je me suis senti lâche. J'avais honte. Je pensais plus à ma notoriété, à ce que les gens allaient penser. Ce qui a été le déclic, c'est une femme. J'ai rencontré Margaux, la femme de ma vie, qui a réussi à enlever cette toxique masculinité en moi. Je bloquais toutes mes émotions. Je ne pleurais plus. Elle a été comme mon psychologue.

Un soir, on regardait une émission sur les pédophiles et là, elle a vu mon visage se serrer. Je lui ai raconté mon histoire et soudainement je me suis effondré en larmes. Tout est sorti d'un coup. On a pleuré ensemble. Après ça, je pense que le moment le plus difficile, ce n'est pas de l'avoir sorti dans mon livre, c'est d'affronter ma mère. Je suis tout pour elle. Son petit dernier. J'ai pris un avion pour venir à Paris. Elle ne pouvait pas s'arrêter de pleurer. Elle s'est sentie coupable. Elle m'a demandé si j'allais l'écrire dans mon livre. Je lui ai dit que oui, que je ne le faisais pas pour moi mais pour les enfants qui sont dans cette situation. Il faut dénoncer, même si ça vient de ta famille et que tu peux envoyer ton père en prison. C'est important parce que sinon, tu vas vivre avec ce traumatisme.

Mustapha. Comment comptez-vous aider les victimes d'abus sexuels ou de viols dans et en dehors du football ?

J'ai déjà parlé avec des gens du gouvernement. Ils m'ont dit : « M. Evra on a besoin de vous. » Mais moi, comme je leur ai dit, je ne fais pas juste un petit-déjeuner. Je veux mettre de ma personne. Aujourd'hui, je veux donner aux gens, aider les personnes en difficulté. Il y a des gens qui pensent que j'ai oublié la France. Mais je vais revenir et faire quelque chose de fort. On sait que je ne fais pas les choses à moitié.

Aline. Quelles mesures doivent être prises dans le sport pour éradiquer le racisme ?

Il faut arrêter de faire semblant de combattre le racisme, d'être hypocrite. Je vais vous parler de l'exemple de la Super League.Ça a fait débat partout. Moi, j'ai regardé pendant quatre jours les médias, les supporters, tout le monde pour une cause du foot, un projet qui n'avait même pas encore démarré. La Fifa, l'UEFA, les instances et les grands noms du football ont tout fait pour arrêter ce projet en moins de 24 heures. Moi, quand j'ai regardé, j'ai dit : « Mais pourquoi on n'a pas cette même énergie contre le racisme ? » Mais parce que le racisme, on ne touche pas aux poches. Et là, le projet de Super League, ils allaient prendre beaucoup d'argent. Se battre contre le racisme n'intéresse personne parce que ça ne fait pas perdre d'argent aux clubs... Pour moi, ce n'est pas une solution quand on interdit aux racistes de venir au stade. Le raciste, il rentre chez lui et il va continuer. C'est pour ça que je pense qu'il faut aller à la rencontre des gens et même il faut essayer de les comprendre.

Il faut qu'on parle du racisme, mais aussi des religions, dans les écoles et les familles. Si les gens sont prêts à faire quelque chose de sérieux... Par exemple, Kylian Mbappé qui s'est récemment exprimé dessus,si je lui demande : « La prochaine fois qu'il y a un joueur qui est sifflé à cause de sa couleur, je veux que tous les joueurs arrêtent de jouer. Ils vont le faire ? » Non (c'est pourtant ce qui s'est passé le 8 décembre 2020 lors de PSG-Basaksehir. Mbappé et Neymar avaient fait cesser la partie après des insultes à l'encontre d'un joueur de l'équipe turque).Les clubs ont aussi leur rôle à jouer. Je reste confiant, positif et on va essayer de faire changer les choses pour la prochaine génération.

Charles. C'est compliqué de faire changer les mentalités dans le monde du football, notamment sur l'homosexualité ?

Dans le monde du foot, c'est simple, tout est fermé. Quand j'étais en Angleterre, ils ont fait venir une personne pour parler de l'homosexualité à l'équipe. Certains de mes coéquipiers ont dit lors de cet échange : « C'est contre ma religion, s'il y a un homosexuel dans ce vestiaire, il doit dégager du club », etc. À ce moment-là, j'ai dit : « Tout le monde la ferme. Vous vous rendez compte ? » Moi, j'ai joué avec des joueurs qui étaient homosexuels. En tête à tête, ils se sont ouverts à moi parce qu'ils ont peur d'en parler sinon. Il y a au moins deux joueurs par club qui sont homosexuels. Mais dans le monde du foot, si tu le dis, c'est fini.

Romain. Comment mieux accompagner les jeunes dans ce milieu ?

C'est difficile, car tu n'as rien et d'un seul coup, tu te retrouves avec tout cet argent. Ils ne sont pas prêts psychologiquement. Si tu dis aux clubs de ramener un psy, ils vont te fermer la porte. Les joueurs n'ont pas d'aide et c'est ça le problème. Tu as beaucoup de gens autour de toi, notamment quand tu sors. Il y a des joueurs de Paris qui se font racketter, ils vont dans des restaurants où des personnes leur disent : « Tu payes notre addition ou on te casse les jambes. » On parle toujours des problèmes à Marseille, mais tu sais combien de joueurs de Paris sont terrorisés d'aller manger dehors ?

Romain. Quel regard portez-vous sur la banlieue, dont vous êtes originaire, et quel rapport conservez-vous avec aujourd'hui ?

C'est difficile, parce que même quand tu réussis, tu reviens au quartier et tu es vu comme un étranger. Tous ces potes qui disaient : « C'est la famille »... Eh bien c'est faux, tu deviens un ennemi. J'ai failli perdre un oeil parce que je suis revenu, et que quelqu'un parlait de moi, etc. Moi, j'étais content, je revenais même avec le costume du club voir mes potes qui étaient habillés en baggy. On disait de moi que je me la racontais. Quand tu sors de là, il faut montrer le bon exemple et essayer d'aider les gens. Quand je reviendrai en France, j'essaierai de faire quelque chose pour mon quartier. Mais tu seras toujours critiqué, car il y a beaucoup d'ingratitude. Par exemple, je suis plus aimé aux Ulis que Thierry Henry, parce que j'y ai vécu plus longtemps.

Charles. Vous y retournez souvent ?

Il faut que je trouve le temps. Les Ulis, c'est la seule ville qui a gagné tous les trophées au monde entre Henry, Martial et moi. Des Evra ou des Henry, il y en a des milliers. Maintenant, tu as le choix. Soit tu te dis : « On s'en fout de nous et on nous met dans des cages à poules », soit tu combats. Moi, j'ai combattu. Mes potes me demandaient : « Mais pourquoi tu t'entraînes tout seul ? Tu ne vas jamais réussir parce que tu es trop petit. Trouve-toi une femme qui a de l'argent. »

Ma prof de français à la rentrée, elle m'a demandé ce que je voulais faire plus tard. J'ai dit « footballeur », tout le monde a ri, même elle. Aujourd'hui, je n'ai pas envie qu'elle dise ça à d'autres enfants. Moi, si un petit me dit qu'il veut être président de l'univers, je lui dis de foncer, même si ça n'existe pas (rires). Il faut les encourager. Je ne comprends pas les gens qui disent : « Tu ne peux pas faire ça. » J'ai fait une détection au PSG quand j'étais jeune, l'entraîneur m'a dit : « Tu es super bon, mais tu es trop petit. Et tu viens des Ulis, et on ne sait pas si tu vas voler dans le vestiaire. » Je me suis dit que je n'allais pas signer ici, mais que je croyais en mon potentiel.

Charles. Que vous inspire cette équipe du PSG ?

J'ai joué à Marseille, mais je suis un Parisien et j'ai grandi ici, même si je n'ai jamais été supporter du PSG. Je ne comprends pas que tous les clubs français soient contre le PSG quand ils jouent la Ligue des champions. Pour moi, tu représentes la France. Si le PSG la gagne demain, je serais tellement fier ! Mais depuis cette remontada, j'ai compris que certains joueurs ne supportent pas la pression. Ici, les médias disent que si Paris gagne le championnat, c'est normal. Mais ça n'est pas « normal » de gagner un titre !

Aujourd'hui, tout est banal et on déroule le tapis rouge aux joueurs. Dani Alves m'a dit : « Certains joueurs ici pensent être des stars alors qu'ils n'ont jamais rien gagné. » Là, ils ont recruté Messi, mais ça n'est pas lui qui va leur faire gagner la Ligue des champions. C'est un collectif, un état d'esprit. Leur président fait un super boulot, car on parle de Paris dans le monde entier, mais remporter la Ligue des champions c'est compliqué. Et je le sais : je suis allé cinq fois en finale, et j'en ai perdu quatre !

Mustapha. Pouvez-vous revenir sur l'épisode où vous étiez au Parc des Princes le soir de PSG-Manchester en 2019 ? Lorsque vous avez publié sur les réseaux sociaux une vidéo polémique.

Quand j'ai fait cette vidéo après l'élimination contre Manchester,je ne me foutais pas de la gueule des supporters parisiens, mais c'était plus par rapport à un ministre en tribunes. J'étais avec Paul Pogba, et ce ministre n'arrêtait pas de crier : « Ici, c'est Paris ! Evra, ici, c'est Paris ! » Paul voulait se retourner et lui dire : « Mais ferme ta gueule ! » Je lui ai dit que je sentais quelque chose. L'autre a continué tout le match. Quand on gagne à la fin, j'ai explosé de joie, j'ai posté la vidéo sur les réseaux sociaux et ça a fait un bruit pas possible. Mais c'est toute ma carrière ça (rires).

Romain. Que pensez-vous de Kylian Mbappé ?

Il possède une bonne éducation. J'aimerais voir Kylian déraper. Je le trouve trop formaté. Je l'adore, mais il est trop clean et ça cache quelque chose. Quand je l'entends parler, j'ai l'impression d'entendre un politicien. Sur le terrain, j'espère qu'il pensera à l'équipe et non à ses objectifs personnels parce que la star, c'est l'équipe, et pas seulement un seul joueur.

Aline. Quel est votre plus beau souvenir en bleu ?

Le deuxième match de barrage contre l'Ukraine pour le Mondial 2014 (victoire 3-0 après une défaite 2-0 à l'aller). La veille du match retour, quatre personnes de la Fédération montent dans ma chambre et me disent : « Patrice, on a besoin de toi pour motiver les joueurs. On va perdre notre emploi si on n'est pas qualifié pour cette Coupe du monde. » Le lendemain, en arrivant au Stade de France, on voit les supporters avec les drapeaux tricolores. On était tous unis pour la même cause. Le plus beau moment intervient à la fin du match quand je prends le micro et je chante l'hymne national. Tout le stade chante avec nous. On a permis au peuple français de pouvoir s'identifier avec son équipe nationale. J'en ai encore des frissons.

Aline. Avec le recul, agiriez-vous différemment lors de la Coupe du monde en Afrique du Sud en 2010 ?

J'aurais plus pensé à ma gueule. C'est la seule fois que j'ai vu cette équipe unie pour la même cause. On est descendu du bus et on a dit au coach qu'on n'allait pas s'entraîner et remonter dans le bus. C'est Raymond Domenech qui a confisqué les clés du chauffeur. On a été pris en otage ! Après, j'ai été déçu de l'attitude de Lilian Thuram, alias Malcom Z, qui avait dit que je ne devais plus remettre le maillot de l'équipe de France. Je lui ai laissé deux messages dont un très salé.

Aurélien. Quelles sont vos relations avec Didier Deschamps ?

C'est une longue histoire. Après la Coupe du monde 2018, je suis allé le voir chez lui, à La Turbie. On a discuté. Il m'a chambré en posant la Coupe du monde et la Coupe d'Europe devant sa télé et en disant : « Patrice, tu peux aller les toucher, tu ne les gagneras jamais. » Didier ne m'a jamais fait de compliments, mais je sais qu'il m'aime énormément. Il sait créer un groupe et mettre en place un collectif qui sera la star. Il peut se séparer de ses meilleurs éléments pour la santé du groupe. J'étais un peu son thermomètre dans le vestiaire, il m'a laissé beaucoup d'autorité.

Mustapha. Souhaiteriez-vous revenir un jour à Manchester ?

Pas maintenant. J'avais la possibilité de devenir directeur sportif, mais je ne suis pas prêt même si j'ai fini mes diplômes d'entraîneur. Ferguson a dit que j'allais devenir un grand entraîneur, car je sais comment communiquer avec les gens, comment les motiver et que je possède une base tactique. Mais ce n'est pas le moment. Quand tu veux réussir dans la vie, tu as besoin de tout sacrifier. Un jour, je suis rentré à la maison et mon fils Lenny, qui avait alors 3 ans, pleurait. Il m'a dit : « Je déteste Manchester United parce que ce club a volé mon papa. » Aujourd'hui, je suis plus heureux à changer les couches de mon fils à deux heures du matin qu'à aller m'entraîner. J'ai été un robot pendant des années et aujourd'hui, je suis un être humain.

Aline. Quand reviendrez-vous dans le foot ?

J'ai déjà eu beaucoup d'offres, comme celle d'entraîner une équipe de Premier League. Un président m'a dit : « Je veux que tu sois mon premier entraîneur de couleur. » Mais, j'en ai marre de ce stéréotype du footballeur qui devient coach à la fin de sa carrière. Je ne suis plus un footballeur, je ne suis pas un ex-footballeur, je suis un citoyen du monde !

Patrice Evra et les lecteurs du Parisien

De gauche à droite : Aline, 24 ans, chef de projet en communication, Strasbourg (Bas-Rhin), Romain, 20 ans, étudiant en cinéma, Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine), Mustapha, 41 ans, réceptionnaire, Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), Aurélien, 34 ans, maître d'hôtel, Asnières (Hauts-de-Seine), Charles, 47 ans, statisticien, Montrouge (Hauts-de-Seine) et Marie-Hélène, 36 ans, entrepreneure, Bois-Colombes (Hauts-de-Seine).

Cet article est paru dans Aujourd'hui en France (site web)

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