Édité le 20 janvier 2022
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Le ministre de l’énergie du Luxembourg dénonce le « double jeu » de la France et l’absence de démocratie européenne à propos du projet de la Commission visant à classifier les énergies en fonction de leur contribution aux objectifs de la « neutralité climat ». Dans un entretien accordé à Mediapart, Claude Turmes pointe « une erreur politique majeure ».

Jade Lindgaard

Les pays européens ont jusqu’au 21 janvier pour remettre à la Commission leur avis sur son projet de classification des énergies en fonction de leur contribution aux objectifs de « la neutralité climat » – ce qu’on appelle à Bruxelles la « taxonomie verte ». En incluant nucléaire et gaz fossile parmi les énergies de transition, la proposition a provoqué une levée de boucliers (lire ici à ce sujet). La France est sous le feu des critiques pour son lobbying forcené en faveur de l’atome, au point de soutenir les revendications pro-énergie fossile des pays gaziers (voir là).

Le Luxembourg fait partie, avec l’Allemagne, l’Autriche et l’Espagne, des États qui ont officiellement protesté contre le document de la Commission. Frontalier de la centrale nucléaire française de Cattenom, l'État envisage de saisir la Cour de justice de l'Union européenne et dénonce l’absence de procédure démocratique sur ce sujet hyper sensible.

Claude Turmes, son ministre de l’énergie, fut élu pendant presque vingt ans au Parlement européen. Il s’y fit connaître comme rapporteur des directives qui ont structuré la vision et la politique de l’Union sur le climat : directive sur les énergies renouvelables, sur l’efficacité énergétique, sur le marché de l’électricité et les plans climat, ainsi que sur le registre européen des lobbies.

Dans un entretien à Mediapart, il estime que la Commission européenne commet « une erreur politique majeure », critique le double jeu de la France et s’inquiète : aucun nouveau réacteur nucléaire français ne sera prêt à temps pour lutter contre les dérèglements du climat.

La Commission européenne a communiqué une proposition d’acte délégué sur la « taxonomie verte », sur laquelle les États membres ont jusqu’au 21 janvier pour donner leur avis. En tant que ministre de l’énergie du Luxembourg, que pensez-vous de cette proposition ?

Claude Turmes : C’est une provocation. Et un acte politique qui va créer beaucoup de dommages sur un instrument, la taxonomie verte, que je considère très, très important. Si l’on veut gagner la lutte contre le changement climatique, il faut que les financiers aient des consignes claires pour investir dans les technologies qui sont vertueuses – l’efficacité énergétique et les renouvelables – et qui sont rapides. Le gaz et le nucléaire ne remplissent pas ces conditions.

On voit très bien avec un pays comme la France, que le nucléaire crée un énorme problème pour la sécurité d’approvisionnement de l’Europe. Quinze de ses réacteurs, prétendus sûrs, sur un total de 56, sont actuellement à l’arrêt. La France avait un objectif de 23 % d’énergie renouvelable dans sa production d’énergie en 2020, et elle n’a atteint que 17 %. C’est le pays qui a raté son objectif de la façon la plus spectaculaire en comparaison avec tous les autres pays européens.

Dès qu’on rêve de « nouveau nucléaire », le danger existe de ralentir le rythme des investissements dans les renouvelables. La coïncidence d’avoir de vieux réacteurs souvent en réparation et le fait de n’avoir pas mis en place ces dernières années assez de capacité d’éolien, surtout en mer, et de solaire, crée un problème de sécurité d’approvisionnement en ces jours de froid. Cela touche la France mais cela crée aussi un stress sur le système électrique européen.

Pourquoi un stress sur le système européen ?

En cas de jours froids, la France importe 15 à 20 000 mégawatt (MW) sur le réseau européen. Elle est en déséquilibre dans son système électrique. Alors que la demande n’est pas très différente de ce qui avait été prévu par RTE [la société qui gère le réseau d’électricité en France – ndlr].

Pourquoi qualifiez-vous la proposition sur la table pour la taxonomie verte de « provocation » ?

Le nucléaire est une technologie qui a un énorme problème de déchets, et présente un risque qui n’est pas zéro. C’est une technologie chère qui coûte le double des nouveaux investissements dans les renouvelables. Les EPR en construction à Hinkley Point, en Grande-Bretagne, et à Flamanville coûtent 100 à 120 euros par mégawatt-heure (MWh) d’électricité. Le nouvel éolien en mer, même en France, coûte 50 à 55 euros par MWh. L’autre grand problème, c’est le temps. Contre le changement climatique, on a dix ans pour gagner. Les nouveaux réacteurs promis en France, si jamais ils voient le jour, ne seront pas connectés avant 16 ou 18 ans. Donc on risque de perdre un élan qui existe dans la société vers le solaire et l’éolien, au profit d’un énorme exercice de diversion juste pour plaire au lobby nucléaire.

Dans sa proposition, la Commission européenne demande des critères d’encadrement du nucléaire : disposer de fonds dédiés à la gestion des déchets et du démantèlement ; avoir des dispositifs opérationnels de stockage des déchets hautement radioactifs, du type de Cigéo, le projet de stockage en couche géologique profonde préparé à côté de Bure. Cela vous semble insuffisant ?

Oui, et je ne suis pas le seul à le dire. Le ministère allemand de l’environnement, qui a beaucoup de compétences sur ce sujet, dit que ces règles ne vont pas vraiment changer la donne. L’enfouissement en couche géologique profonde, c’est un peu la politique des trois singes : ne pas vouloir voir ce qui pourrait poser problème, ne rien vouloir dire de ce qu’on sait pour ne pas prendre de risque, et ne pas vouloir entendre pour pouvoir faire comme si on ne savait pas. Car cette question n’est pas tranchée entre les experts et je trouve assez incroyable que la Commission européenne, sous la pression de la France, suggère que ce soit une solution durable et super verte.

S’ajoute la question du démantèlement des réacteurs. La France n’a pas provisionné assez d’argent. Par exemple pour La Hague [site d’Orano de traitement des assemblages de combustibles irradiés – ndlr], la France a provisionné zéro euro. L’usine sœur de La Hague, c’est Sellafield en Grande-Bretagne. Les Britanniques ont provisionné 100 milliards d’euros la concernant. Pour le démantèlement de ses réacteurs, la France a provisionné en tout 20 à 25 milliards d’euros. Or, dans un rapport de Barbara Pompili, qui date de l’époque de son mandat de députée, on lit que la France estime que démanteler un réacteur coûte 300 millions d’euros. L’Allemagne et la Grande-Bretagne, qui ont déjà démantelé des réacteurs, contrairement à la France, disent que cela coûte un milliard. Qui croire ? Je ne suis pas persuadé que le document de la Commission européenne sur la taxonomie va forcer la France à passer de 300 millions de provision par réacteur à un milliard.

Troisième problème : l’un des grands facteurs de risque des réacteurs nucléaires français est que les piscines de combustibles usagés se trouvent à l’extérieur de l’enceinte en béton des bâtiments réacteurs, à la différence de toutes les centrales allemandes. Et c’est là qu’on voit comment la France a travaillé au corps la Commission européenne : dans la partie sécurité, la proposition de la Commission omet les questions de sécurité et d’attaques malveillantes. C’est un point faible de la filière nucléaire française. Enfin, la couverture du risque par les systèmes d’assurance des centrales nucléaires en cas d’accident n’apparaît pas non plus dans le texte de la Commission.

Une autre source d’énergie est défendue par cette proposition de taxonomie, c’est le gaz fossile, qualifié d’énergie de transition. Est-ce une bonne idée ?

Le bon côté du document sur le gaz, c’est qu’il dit que le gaz fossile doit être terminé en 2035. Il faudrait sûrement renforcer le monitoring et les conditions d’acceptation. Et le niveau des valeurs limites n’est pas bon [aujourd’hui fixé à 270 g de CO2/kWh d’électricité produite pour les installations autorisées d’ici la fin de 2030 – ndlr].

Mais on voit là encore à quel point l’enjeu du nucléaire crée des incohérences : pourquoi permet-on que des centrales nucléaires soient construites jusqu’en 2045 ? Selon l’Agence internationale de l’énergie dans son « scénario 1,5° », le seul moyen pour le monde de gagner la course sur le climat, c’est que tous les pays développés aient un système électrique zéro carbone en 2035. Alors quel est l’intérêt de construire des centrales nucléaires après 2035, si c’est une énergie de transition ? Elles remplacent quoi jusqu’en 2045 ? Cela montre à quel point ce chapitre nucléaire est outrancier.

Le Luxembourg veut positionner sa place bancaire sur le créneau vert, et donc souhaite que la taxonomie européenne ait une grande crédibilité par rapport aux citoyens et aux investisseurs. Or, dans son état actuel, la taxonomie détruit une grande partie de cette crédibilité.

En tant que ministre de l’énergie du Luxembourg, avez-vous eu une discussion avec les autres gouvernements sur ce qui devait figurer ou pas dans cette taxonomie dite verte ?

Il n’y a pas eu de transparence. Probablement, certains gouvernements avaient une très bonne entrée. Mais on ne m’a jamais demandé mon avis sur la question. Quelques gouvernements ont fait un exercice de lobbying magistral depuis un an. C’est quand même incroyable : ils ont rallié le lobby du gaz à la cause nucléaire. Il y a une énorme contradiction, et on peut dire un double jeu.

Mon analyse, c’est que sans le vide créé par le changement de gouvernement en Allemagne, la France n’aurait pas réussi. Les trois pays baltes ne sont pas pro-nucléaires, la Grèce, Chypre, et Malte non plus. Il n’y a pas de majorité politique pour le nucléaire en Europe. Sauf si l’on cadenasse la procédure et qu’on réunit deux lobbies a priori distincts : le nucléaire et le gaz fossile.

Pour établir cette nouvelle taxonomie verte, la Commission prépare un « acte délégué », c’est-à-dire une modification d’un acte législatif qu’elle peut décider sur la base d’une délégation de principe. Est-ce le bon format ?

Il faut lire les traités européens pour savoir ce qu’est un acte délégué. C’est une procédure pas très démocratique autorisée pour « les sujets non essentiels » d’un acte législatif. Nous, gouvernement luxembourgeois, analysons si le fait d’utiliser la forme de l’acte délégué pour traiter du gaz et du nucléaire ne sort pas de l’esprit de la loi sur la taxonomie. Nous sommes en contact à ce sujet avec l’Autriche, qui a déjà rendu un avis juridique qui va dans ce sens. Si Mme Von der Leyen persiste dans cette erreur politique majeure, nous étudions la possibilité de saisir la Cour européenne de justice, face à une procédure qui ne nous semble pas transparente, et pas conforme à l’esprit des traités européens.

Quelle forme aurait dû prendre cette révision de la taxonomie ?

La proposition sur la table change en substance l’accord préexistant. Cela aurait donc dû passer par un amendement à la loi sur la taxonomie. Dans ce cas-là, nous aurions eu une procédure de codécision à la majorité qualifiée et on pourrait traiter le nucléaire et le gaz indépendamment l’un de l’autre. J’ai de très grands doutes sur le fait que le nucléaire aurait réuni une majorité. Passer par un acte délégué court-circuite la démocratie européenne.

L’Allemagne n’a-t-elle pas une position ambiguë ? Ses ministres écologistes ont critiqué le soutien au nucléaire. Mais son ministre des finances, Christian Lindner (FDP, libéral), s’est réjoui du soutien au gaz comme énergie de transition.

L’Allemagne a une position très claire sur le nucléaire. J’ai sous les yeux le statement du ministre allemand des finances lors d’un important meeting des libéraux. Il dit : « Pour moi qui suis un libéral économique, où est le capital privé pour investir dans le nucléaire ? Où est l’assureur pour assurer le risque ? » Donc il dit qu’en tant que libéral, il ne peut pas être pour le nucléaire. Ce serait intéressant qu’un président libéral en France réfléchisse à cette position.

Comment serait-il possible que la Commission arrive à une taxonomie qui ne lèse aucun État, compte tenu des différences entre leurs modèles énergétiques ?

C’est très facile. Que la Commission européenne arrête de jouer au pyromane sur cette question. Qu’elle fasse un amendement à la loi taxonomie, sur la partie nucléaire et sur la partie gaz, pour qu’il y ait un vrai débat. Que ce soit une vraie procédure démocratique et que tous les pays aient droit au chapitre. Que le Parlement soit un vrai codécideur. C’est la seule issue démocratique à ce dossier. Si la Commission européenne s’entête dans son erreur, la seule option sera de demander à la Cour de justice de trancher s’il n’y a pas un abus de pouvoir par la Commission.

Mais quand on voit que les pays d’Europe centrale dépendent du charbon, que l’Allemagne sort du nucléaire et que la France veut le relancer, les contradictions ne sont-elles pas trop importantes pour trouver un accord qui satisfasse tout le monde ?

Cette contradiction n’est qu’apparente. Le chemin est clair. L’avenir, c’est : l’efficacité énergétique, l’efficacité énergétique, l’efficacité énergétique. Ainsi que le solaire, l’éolien sur terre et l’éolien en mer, avec un peu de gaz fossile pendant quelques années, et après de l’hydrogène vert. RTE, qui n’est pas une ONG écologiste, dit qu’un scénario 100 % renouvelable pour l’électricité est possible en France. Les investissements en renouvelables électriques sont moitié moins chers que les nouveaux investissements nucléaires.

Si l’on veut gagner la course contre le changement climatique, on a dix ans. En dix ans, aucun nouveau réacteur nucléaire ne sera prêt. Aucun. Par contre, on risque de ne pas construire assez de renouvelables. L’objectif de réduction de 55 % au moins des gaz à effet de serre en 2030 (par rapport à 1990), appelé « Fit for 55 » avec son objectif de renouvelables de 40 %, nous mettait sur le bon chemin. Les connexions électriques sont mises en place en Europe. Tout est là. Et au lieu d’avancer ensemble, on risque de faire dérailler toute la dynamique positive pour l’efficacité énergétique et les renouvelables à cause de la pression des lobbies.

Jade Lindgaard

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