Édité le 19 juin 2022
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Chapitre I.

Il faisait insolemment beau pour un jour aussi terne, et rares avaient été les fois où la Salle du Cristal avait été aussi pleine. Il faut dire que les jours étaient longs depuis quelque temps, signe que la belle saison s’était installée paisiblement pour le plus grand plaisir des plus jeunes recrues. Ces grands adolescents fraîchement recrutés avaient assez simplement profité de l’arrivée des jours chauds, sans se soucier de la gravité des événements des dernières semaines. L’apparition d’un ennemi de la Garde, les meurtres de certains de ses membres ou encore ce piètre combat fraternel qui les conduisait à fouler bien trop tôt dans leurs carrières le sol de la Salle du Cristal.
C’était du moins, ce que se disait Wounw, postée avec une fierté relative à côté du tombeau de feu son chef de Garde. D’un œil fatigué par ces derniers jours, elle ne quitte pas ces jeunes au loin, se délectant de cette timidité qui les empêchait de se mouvoir naturellement dans la file de citoyens. Avaient-ils seulement entendu parler de l’identité d’Ashkore ? Savaient-ils qui était Lance ? Avaient-ils ne serait-ce que blêmit de surprise lorsque la Garde avait annoncé que celui qui s’était fait capturer n’était autre que le précédent chef de Garde ? Qu’il était le frère de celui qu’on enterrait aujourd’hui, qui mourrait de la main qui l’avait pourtant amené à ce rang ? Non bien sûr, ils ne s’en doutaient probablement pas. Bien plus captivés par le Cristal que la cérémonie d’ailleurs, ils semblaient n’être présents que par obligation. La Rouge pouvait les entendre d’ici chuchoter. Elle avait envie de croire qu’ils étaient du ressort d’Ezarel ; jamais Nevra n’aurait accepté des empotés pareils. Et elle ne les connaissait pas, ce qui rendait impossible une appartenance à la Garde Obsidienne. Wounw avait le contrôle sur les recrues de sa Garde depuis quelques années. Sur leurs entrées, et pour de rares cas leurs sorties, sur leurs entraînements et leurs suivis ou encore sur leurs évolutions balbutiantes à l’intérieur du QG. Mais des brêles comme elle en avait sous les yeux, au pas gauche et bruyant, ne pouvaient qu’être des Verts.
Le chagrin la rendait particulièrement mauvaise. Depuis que la Salle avait été ouverte au public et qu’elle avait vu défiler des centaines de faerys venus dire au revoir à Valkyon, elle avait eu le temps de remarquer le déplacement tranquille du soleil sans pouvoir faire un seul pas. La tension dans ses genoux l’irritait autant que les pleurs que cette journée lui forçait à écouter. Et pour ne rien arranger, la lumière du soleil lui léchait le dos par-dessus son armure. La chaleur lui montait aux joues mais son devoir l’empêchait de se mouvoir. Son deuil ne pouvait se faire dans de telles conditions. Et pourtant, son esprit revenait toujours à la mort de son chef de Garde. Encore. Le matin. Le soir. Dehors. Occupée. Tout le temps. Sans jamais parvenir à accepter. Elle n’avait pas pleuré. Elle avait essayé. Mais son sérieux et l’enchaînement administratif qui avait suivi le décès - non, l’assassinat, avait été trop prenant pour pouvoir se poser et s’autoriser une vulnérabilité. Aujourd’hui était la première fois que son corps lui permettait enfin d’écouter son esprit. Et pourtant, depuis des heures, elle n’entendait que les gémissements des familles venues pour l’occasion, des recrues ou des simples citoyens fidèles à la Garde qui les protégeait.
Assez paradoxalement, la dernière fois que la Salle du Cristal avait été aussi pleine remontait à la mort de Lance. Plutôt, à l’illusion de sa mort, lorsqu’il avait berné la totalité de la Garde en s’évaporant lors d’une mission. Wounw avait assisté à la cérémonie, sans se douter qu’on enterrait de l’air. Lance avait disparu en mission et en quelques coups bien montés, avait persuadé Eel que l’un de ses chefs de Garde n’était plus des leurs. Pourtant, personne n’avait eu aucune preuve de son décès. Cette fois-ci, le corps de Valkyon avait été ramené au QG en piteux état après le fratricide. La Rouge aurait pu le sauver, elle aurait dû d’ailleurs. Elle n’avait pu qu’arrêter Lance avant une nouvelle fuite.
De nouveau perdue dans ses pensées, Wounw s’en extirpe en secouant son visage doucement, la mâchoire crispée. Ce faible mouvement attire l’œil d’un petit faery. Visiblement entraîné ici par ses parents, ces derniers ne remarquant pas la décontenance de leur enfant devant la soldate - trop occupés à se recueillir, une main sur le cercueil.
-C’est qui la dame…? finit-il par lâcher d’une petite voix qui découpe le silence pesant de la pièce bondée.
Aussitôt sortie de sa torpeur, la mère se précipite pour récupérer son bambin et le poser sur sa hanche en affichant un sourire dont l’embarras peine à être dissimulé.
-Il faut chuchoter trésor, lui répond-elle en lui montrant l’exemple. On dit au revoir à Valkyon, et Wounw, la dame qui surveille le cercueil, c’est celle qui le remplacera peut-être.
L’enfant, déjà désintéressé de cette conversation aux enjeux bien trop adultes hoche la tête puis se perd dans l’observation du soleil à peine couchant qui, grâce au Cristal, miroite à travers la pièce pour s’écraser aux murs en reflets irisés.
-Je suis navrée. Merci pour tout Wounw, nous vous devons beaucoup…
-Il n’y a pas de souci. Je vous en prie.
Et pourtant, il y en avait un de souci. Et même plusieurs. Le mordant de sa voix, plus acérée que jamais, le révélait sans même qu’elle ne le décide. Pourtant reconnaissante du travail de la Rouge, la famille s’enfuit d’un pas pressé. Wounw était connue pour être une Obsidienne diligente et compétente, mais également pour ne pas être la membre la plus docile ni la plus agréable. A vrai dire, elle faisait certainement partie des plus compliquées à vivre. Mais maintenant suffisamment chevronnée, sa place n’était plus à prouver au sein de la garde et les gens s’étaient fait à son tempérament ; tout portait à croire qu’elle occuperait effectivement sous peu le rôle de Chef des Rouges. Ainsi, c’est elle qui avait été chargée de sceller le tombeau après ces mille et un passages.
Sa présence ici était d’ailleurs une évidence pour tous et la proximité de sa relation avec Valkyon n’en était qu’une énième confirmation Si l’on connaissait la Rouge comme un être solitaire et indépendant du reste du Quartier Général, on lui connaissait deux relations fortes. Proche de Miiko évidemment, après des années à la servir aussi bien à côté du Cristal qu’à travers Eel, il était normal que les deux femmes se considèrent plus que professionnellement. Mais on la savait aussi et surtout très intime du plus sage des deux derniers Dragons.
Déjà Obsidienne à l’époque, elle avait étonnamment bien reçu l’arrivée de Valkyon à la tête de l’Obsidienne. Si les plus miteux d’esprit du Quartier Général voyaient en leur relation une romance pudique, les plus proches collègues des deux concernés savaient qu’il n’en était rien. Le respect, la considération de l’autre ou même la reconnaissance restent cela dit des preuves d’amour évidentes, mais les deux soldats n’ont jamais partagé plus qu’une sympathique admiration platonique l’un envers l’autre. Valkyon avait toujours été le supérieur de Wounw, mais il lui avait fait cadeau d’une grande confiance durant sa position prestigieuse et elle avait su l’exploiter avec raison et reconnaissance.
Aujourd'hui, elle enterrait son chef mais surtout son ami. Et plus les citoyens passaient lui dire au revoir, plus cela lui était insupportable. Chaque larme, chaque accolade, chaque sourire faussement compatissant ou bien trop émotif lui donnaient envie de hurler, de vomir ou de s’enfuir. De quel droit pensaient-ils comprendre ce qu’elle ressentait ? Et de quel droit pouvaient ils eux aussi pleurer leur chef de Garde ? Ils estimaient peut-être le connaître, mais il n’en était rien. Elle le savait. Comment pouvait-elle accepter que les habitants d’Eel le connaissaient vraiment, alors que celui qui devait le connaître mieux que quiconque était la raison de sa mort ?
La Rouge se sentit fébrile à cette idée. Ses propres pensées avaient raison d’elle et son armure n’aidait pas. Ignorant les jérémiades d’une recrue à proximité, elle glisse un doigt dans le col coincé sous son armure, espérant que ce geste risible suffise à anéantir la chaleur rodant tout contre sa peau bouillonnante. La belle saison n’était pas une amie des tenues politiques de la Garde, et encore moins des Obsidiens. Alors, une fois l’astre couché, Wounw fait signe à Keroshane qu’elle quitte son poste pour la journée. Assis à un bureau déplacé à l’entrée de la salle, la licorne recense depuis le début de la cérémonie chaque identité avant de laisser entrer les faerys. Mesure de précaution exigée par Miiko.
-Nevra m’a dit qu’il assurerait les heures de nuit.
-Oui, il m’a averti. Pardonne moi, comme il faisait encore jour, je n’ai pas pens–
-Je m’en charge, le coupe-t-elle en s’éloignant déjà dans le couloir. Et ne laisse entrer personne jusqu’à ce que l’un de nous te rejoigne. »
Poliment mais inutilement, Keroshane hoche la tête avec calme en mettant un ordre accessoire dans ses papiers. Puis dans un mouvement chargé d’élégance, il s’élève de sa chaise et se positionne à l’embrasure de la porte, un air contrit sur le visage.

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Libérée de son devoir en salle de cérémonie, Wounw profite de la soirée pour passer manger un bout à la cantine avant de descendre apporter deux assiettes aux cachots. Destinée à substanter les claustrés de ces terres, la purée de pois se voit offrir un regard des plus médisants durant la descente des escaliers. Particulièrement nutritive, une seule portion suffisait pour tenir au ventre d’un faery et leur apporter tous les apports nécessaires. Ainsi, les prisonniers ne bénéficiaient que d’une brève visite quotidienne.
Première strate du sous-sol atteinte. Wounw devine la silhouette de Leiftan dans l’obscurité d’une cellule. Capturé bien avant Lance, l’ancien Étincelant semblait avoir perdu la raison après la mort d’Erika et rares étaient les recrues favorables à l’idée d’y descendre une ration de pois. Elle avait donc fait ces allers-retours quelques dizaines de fois, comme un jeu. 97 marches. Cinq minutes précisément si elle prenait le temps de poser ses deux pieds sur chaque. Une minute trente-trois si elle en enjambait deux à chaque pas. Mais cette fois-ci, il lui fallait descendre plus bas. Lance était considéré comme bien plus dangereux que le blond déraisonné. Alors, Miiko l’avait fait emprisonner au-dessus du lac d’acide, sous prétexte que jamais la Cave ne lui permettrait d’ouvrir ses ailes si une évasion s’avérait envisagée - ce qui relevait ici déjà de l’impossible. De la mort ou du déshonneur, on imposait au dernier dragon le second choix en le menaçant du premier.
Le bruit des bottes de Wounw sur la pierre firent se redresser les deux enchainés. Lance, affamé, regarde d’un œil agacé son entrée. Enthraa quant à elle, tourne simplement la tête, les cheveux humides d’une baignade de maintenant plusieurs semaines. Écrouée pour la mort d’Erika, la Garde n’avait pas encore pris le temps de s’occuper de sa sanction et la sirène commençait à avoir l’habitude des passages de la dame. Afin de ne pas nuire à sa survie, on avait attaché à chacun de ses poignets une longue chaîne résistante au liquide aigre de la Cave. Elle pouvait donc s’y plonger sans restriction. Lance lui, était paradoxalement libre de tout mouvement, coincé dans sa minuscule bulle d’acier forgé.
-Le diner les mômes, lâche Wounw en avançant vers Enthraa au fond de la pièce, à qui elle tend une première assiette.
L’émeraude rencontre le ciel d’été un instant, avant que la sirène ne baisse les yeux vers son met et s’éloigne dans l'obscurité pour en profiter. Alors seulement la Rouge fait demi-tour et revient à l’entrée de la pièce, vers la seule cage flottante occupée. D’un pas assuré, les mains soupesant la purée, elle s’avance vers Lance comme on s’approcherait d’un autel. Mais un autel n’est pas fait pour être touché, alors quand Lance tend vainement son bras tel Enthraa avant lui, Wounw regarde sa main sans dissimuler la rancœur brillant dans ses yeux.
-Tu sais bien que je ne peux toucher un prisonnier de la Garde, Lance. C’est toi qui me l’a appris.
Et sans attendre plus longtemps, elle s’empare du couvert planté dans les pois avant de l’amener à sa propre bouche. Une grimace puis un rire, une fois sa bouchée avalée.
-Quelle injustice, c’est vraiment ignoble ce qu’on vous fait manger…
Les quatre yeux azurs ne se quittent pas alors que Wounw réitère son geste. Durant ce combat silencieux retentit le cri du ventre avide du dragon. Mais cela ne déconcentre pas le concerné. Alors elle se rapproche, et fait mine d’enfin lui tendre son maigre dû. Lance baisse les yeux, espérant que la distance perçue en vision périphérique soit suffisante pour s’en saisir. Mais il n’en est rien et Wounw s’en amuse, reculant tranquillement sur le ponton de bois, le dos tourné au dragon et dans sa main, le plat devenant sensiblement plus léger.
-Non vraiment, je ne sais pas comment vous faites… Je ne pourrais pas finir, lance-t-elle à qui voudra l’entendre en retournant l’assiette au-dessus de l’acide.
Dans un sifflement, la maigre portion de purée restante disparaît derrière un nuage de fumée aux couleurs inquiétantes. Deux bulles, l’une plus timide que l’autre, comme une attestation de réception, puis rien. Lance, excédé, soupire en se positionnant autrement dans sa cage.
Comme d’habitude, Wounw ne remontera qu’un plat. N’est jamais retrouvé celui donné à Enthraa, qu’elle doit sans doute faire disparaître dans son immense baignoire. Ainsi, les passages de la Rouge sont continuellement d’une rapidité indécente. Cette fois-ci ne fut pas une exception et elle disparut dans la lumière blafarde de l’escalier sans laisser plus de temps à Lance pour s’exprimer.

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Les jours suivants restèrent chauds et lourds ; comme compatissants de la boule coincée dans l’estomac des proches de Valkyon. La cérémonie se termina après une semaine de passages et une fois le dragon enterré, le QG retrouva enfin la tranquillité qu’on lui connaissait. Il ne restait désormais du défunt plus qu’une plaque commémorative déposée sous le Cerisier Centenaire. Wounw, coincée en salle de cérémonie en journée, n’était pas encore allée s’y recueillir. Et pour cause, elle avait vu l’intégralité de ses congés dévorés par le rituel. La Garde avait estimé que lui offrir quelques jours de répit avant d’arpenter les terres d’Eel n’était pas de trop. Elle ne partageait pas cette idée mais avait accepté avec ravissement cette liberté offerte sur un plateau d’argent. Il ne lui restait plus qu’aujourd’hui pour en profiter, ce qui se révélait frustrant. Elle n’avait pas été prise d’une envie soudaine de se prendre un moment hors de son lieu de travail. Son familier n’étant pas le plus massif, ils auraient pu disparaître quelques jours au Soleil mais il n’en fut rien. De toute façon, elle n’avait plus de temps. Sauf peut-être pour descendre aux cachots, éventuellement.
Cette mission l’occuperait ce soir, elle n’avait pas envie de respirer l’évaporation d’acide qui devait actuellement entourer Lance. Alors en attendant la baisse de température, la Rouge sillonne posément les couloirs du QG, à l’abri de la chaleur, et profite de cette journée pour offrir sa compagnie à son O’oluray. Cela lui permettait entre autres, de décocher son éternel regard aux recrues qu’elle croisait lors de ses déplacements divers. Plus sévère avec les siennes, elle sentait le besoin de leur rappeler sa présence. Alors qu’elle s’apprêtait à apostropher un duo non loin d’elle, son nom traversa le couloir.
Miiko vint à sa rencontre, les traits tirés. Plus petite que Wounw, elle lui semblait encore plus chétive qu’habituellement. Il faut dire que depuis l’identité d’Ashkore révélée, l’Etincelante n’avait jamais abordé une très grande vivacité. La mort de Valkyon semblait l’avoir vieillie d’inquiétude et de tristesse. La kistune était loin de la jeune fille ambitieuse, amoureuse et vigoureuse rencontrée il y a maintenant plusieurs années.
-Wounw, tu tombes à merveille. Bonjour Précieux, lâche-t-elle à destination de la bestiole dorée. De temps en temps, il s’enroulait autour du bras de Wounw quand elle lui en donnait l’autorisation. L’animal fixe son interlocutrice de ses grands yeux inexpressifs alors qu’elle reprend ;
-Je viens de réunir l'Étincelante. Tes congés sont rallongés. Avec la cérémonie, je ne suis pas certaine que tu aies pu pleinement te reposer. Et nous te le devons bien. Si tu veux quitter le QG quelques jours, surtout n’hésite pas. Changer d’air, voir de la famille ou des gens que tu aimes…
Poliment, Wounw hoche la tête en l’écoutant, lui promettant qu’elle y songera. Elle devinait que ces idées dépendaient davantage de la liste de choses que Miiko aimerait faire plutôt que de celles qui pouvaient intéresser Wounw. Miiko ne connaissait pas avec précision sa vie privée ou passée, ce qui rendait d’autant plus saugrenues ces propositions. Mais elle ne s’en formalise pas et acquiesce avant de demander ;
-Rien d’autre ?
-Tu es en congés…
-Je veux simplement me tenir au courant des décisions prises.
-Crois moi, tu en seras bien vite informée si c’est le cas. Valkyon n’a pas tari d’éloges à ton sujet dans son dernier écrit.
La brune lui décoche un regard entendu. Il n’était question que de ça depuis sa mort. Tous les jours. Difficile de ne pas remarquer la lueur d’excitation au milieu du visage impassible de la Rouge à cette idée.
-Raison de plus pour te reposer. Ta Garde aura bien besoin d’un esprit calme et ressourcé si tu reprends sa direction.
La main gantée de sa supérieure posée sur son bras libre, Wounw comprend que ces paroles se rapprochent d’un ordre plus que d’un conseil d’amie. Miiko la fixe un instant avant de retirer sa main, signe qu’elle lui rend sa parole.
-Merci pour les congés dans ce cas.
-Je t’en prie.
Et sur un hochement de tête simultané, les deux femmes se quittent avec une complicité silencieuse presque parfaite. Elle l’aurait été si Wounw n’avait pas interpellé quelques recrues rouges une fois arrivée dans le hall. A l’un, elle lui somme de s’occuper de son badge dont la pierre écarlate est absente. A un autre, elle lui fait remarquer avec diligence l’émoussement de la dague à sa cuisse.
Sans Chef de Garde établi, et leur responsable en congés prolongés, il était rapide pour les plus jeunes de s’imaginer en vacances. Et il était hors de question que sa Garde ne dérive avant qu’elle en reprenne la tête.

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Perdue dans ses pensées, la main négligemment posée sur la fourchette fièrement plantée dans son diner, Wounw ne remarque pas l'arrivée pataude d’Ezarel. Malgré la table vide d’occupants, le bleu se pose à ses côtés en soupirant avec démesure. Bien sûr, il ne dit rien de plus et la Rouge se retint de lever les yeux au ciel. Les seuls moments où l’énergumène pouvait supporter d’être silencieux ne voulaient dire qu’une chose : il attendait d’être encouragé à ne plus l’être.
-Tu veux quelque chose Ezarel ? finit-t-elle par lâcher, se disant que sa paix passait cette fois-ci avant l'opprobre.
-Non… Rien de spécial, lâche-t-il avec surjeux. Tu ne manges pas ?
Sans jeter un œil à son assiette effectivement encore pleine bien que refroidie, Wounw incline sa tête dans sa direction. Difficile d’avoir faim quand on s'enfile les trois quarts d’un bol de pois une heure avant. Elle devrait simplement les jeter dans l’acide, pourquoi s’embêter à s’imposer une dégustation… Pour le visage déconfit de Lance. Oui, définitivement. Un jour, il craquerait, elle en était persuadée. Ce qui ne serait pas son cas devant Ezarel. De toute façon, le gradé ne se formalise pas du silence équivoque de sa voisine. Il lui en fallait plus pour ça. Alors il continue ;
-J’ai appris de Jamon que Lance avait chanté tes louanges lors de ses premières interrogations. Avec une certaine retenue j’imagine. Peut-être même un peu de sarcasme, il a toujours été doué là-dedans… D’ailleurs, je me demande s’il le pensait vraiment. Pourquoi complimenter celle qui l’empêche de réaliser la revanche de sa vie ? Peut-être pour se donner contenance… C’est une forme d’auto-valorisation quand on y pense. Enfin, quoi qu’il en soit, ça m’impressionne. Wounw. Grande obsidienne. Celle qui charme aussi bien les lames que les hommes.
-Je ne suis pas sûre que les « louanges » que tu évoques soient de cet acabit… soupire-t-elle, déjà fatiguée par le débit de l’Elfe à peine installé et qui d’ailleurs, semble ne pas se soucier de l’intervention de la Rouge.
-Quand je pense qu’il tenait à peu près le même discours quand il était ton Chef de Garde. Comme quoi, certaines choses ne changent pas ! Difficile de se dire qu’il est maintenant l’ennemi numéro un…
-Effectivement. Difficile de se dire que tu t’en méfies.
-Ce que je trouve encore plus fou, c’est d’imaginer que tu vas prendre sa place. Bon, rien n’est encore annoncé évidemment mais vu le testament de Valkyon, je doute que quelqu’un d’autre soit envisagé pour ce titre.
A ces mots, Wounw lâche son couvert pour se frotter un œil avec agacement.
-Ezarel, pourquoi tu es là ? Je n’ai aucune envie de ressasser les derniers événements ni de parler d’un futur hypothétique, lance-t-elle avec un jeu des plus hypocrites. Le futur qu’il dépeignait n’avait, elle l’espérait, rien d’hypothétique. Mais l’aisance agaçante qu’il avait ce soir était, elle, bien certaine.
-Excuse-moi, tu as raison, lui répond-il plus doucement. Il lui offre un sourire gêné et commence enfin son dîner. Il n’avait que l’intention de lui changer les idées. Meurtri par le départ de Valkyon, il n’osait envisager la peine de Wounw et souhaitait simplement la divertir. Alors, plus subtilement, il reprend :
-En te voyant à côté du cercueil l’autre jour, j’ai repensé à quand je t’avais trouvé en train de faire des potions interdites. Je crois que tu étais la recrue qui me faisait le plus peur… J’avais toujours la crainte de revenir au labo et de te retrouver plongée dans un liquide inconnu, en train de muter.
A cette idée, il sourit presque tendrement.
-Et maintenant, tu es là, à couvrir la cérémonie la plus triste de l’histoire de la Garde. Non non attends, ne me jette pas ce regard, je ne m’attarde pas là-dessus promis. Je voulais juste… comment te le verbaliser… Te signifier mon… admiration quant à ton évolution ici. Il était évident qu’être dans ma Garde était une erreur. Mais l’Obsidienne te va à merveille. Et… je suis fier de te voir à ce rang. Je veux dire, on sera peut-être collègues ! Je ne l’aurais pas cru moi, le jour où j’ai récupéré un bureau à moitié dissous, que c’était l’acte du futur héros de guerre de la Garde.
Sur ces belles paroles, il reprend son repas sans réellement prêter attention à la réaction de la concernée. Il sait bien qu’il ne doit rien en attendre. Et pour cause, ces mots n’ont rien évoqué à Wounw de plus qu’un hochement de tête poli.
-Je te remercie, finit-elle par lâcher. Mais cela ne veut pas dire que j’ai réussi ma mission.
Un silence, nourri par l’embarras. Ezarel comprend le sous-entendu.
-Je ne pense vraiment pas que ce soit de ta faute s’il est mort.
Nouveau silence. Cette fois ci, fruit de la contrariété. L’ayant déjà prévenu, Wounw ne réitère pas l’expérience et se contente d’écraser avec hargne les pauvres légumes sous ses yeux. Le message est reçu, Ezarel reprend un autre sujet de conversation avec une aisance insolente, bien que parsemée de gêne.
-Enfin en tout cas, prépare-toi à devoir accueillir de nouvelles recrues en quantité. Je doute que l’Histoire n’en attire pas dans ta Garde.
-Nous verrons cela, répond la dame avec courtoisie.
Plus tard dans la soirée, en se préparant pour la nuit, elle ne peut s’empêcher de se féliciter devant le miroir. Très discrètement. Si elle avait été vue, on lui aurait cru une timidité pourtant inexistante. Le cœur battant, elle se glisse sous ses draps tiédis par la journée. Elle espérait comme une adolescente amoureuse que demain soit le grand jour, celui de l’annonce tant attendue. Sans parvenir à calmer ses pensées ou ses espérances, elle observe la nuit s’écouler lentement à travers les rideaux de sa chambre. Précieux endormi contre sa jambe lui rappelle toute la médiocrité de vie et d’esprit de ceux qui ne se doutent de rien. Demain, on annoncerait ce qu’elle désirait le plus au monde, elle en était certaine.

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