Un énième conseil. Une énième réunion. Une énième situation où confronter Huang Hua sans que cela ne soit autorisé, ou même attendu. De nouveau postée dans la Salle du Conseil, Wounw assiste à la cérémonie de passation de pouvoir entre Huang et Miiko. D’un froncement de sourcil, elle ratisse la salle du regard, avec une impression de déjà-vu… Mais à peine le temps de s'asseoir sur son impression que la colère vient lui tordre les tripes si violemment qu’elle pourrait jurer les avoir senties bouger. En une seconde, elle manque de s’écrouler. La voilà pantoise, trébuchante, au premier rang de la foule qui ne lui semble même pas exister. Comme si elle n’était seule qu’avec les deux femmes. Tout cela n’était que de leurs fautes. Les chiennes. La chienne. Huang Hua. Miiko. Toutes les deux. Et puis soudainement, la douleur l’empêchant peut-être de s’ancrer dans le réel, elle se sent quitter la pièce en un battement de cil, et se retrouve à son entrée, n’assistant à la scène plus que de loin.
Appuyée contre le mur, Wounw se surprend à remarquer que la salle est maintenant presque vide. A moins qu’elle ne l'ait toujours été ? Avait-elle également toujours été aussi sombre ? Le cristal, limpide, lumineux, brillant d’une lumière cyan presque artificielle, parmi l’obscurité et l’immensité du lieu qui se devait de le protéger. Baignées dans un halo de lumière presque aquatique, les deux étincelantes semblent se trouver dans deux réalités différentes. Miiko, au loin, apparaissait sous une lumière presque matinale. Chaude, bienveillante, annonciatrice de bons moments. Wounw se surprit même à comparer ses yeux à des perles de rosées. Face à la kitsune en revanche, et en plein contrejour, Huang Hua n’était qu’ombre. Il ne fallait pas qu’elle bouge, Wounw au loin, en était persuadée. Miiko ne devait pas quitter cette lumière, cette douceur, cette innocence.
Tout se passait trop vite. Gestes. Informations. Si l’état de Wounw ralentissait tout autour d’elle, son rythme cardiaque lui, semblait vouloir s’envoler. Le sang battant dans ses oreilles isolait tout bruit extérieur de ses tympans. Malgré tous les efforts du monde, elle n’arrivait pas à revenir aux côtés de ses supérieures. Ou même dans la salle au sol d’azur. Arrivait-elle au moins à bouger ? Elle n’en était pas sûre. Parler ? L’idée d’essayer ne lui frôla pas l’esprit.
Alors, lorsque les deux femmes quittent enfin la pièce sacrée, Wounw ne peut que tendre la main dans l’espoir d’attirer l’attention de son amie. Mais Miiko, toujours aussi limpide, ignore le contact. Pour autant qu’elle ait pu le sentir ? Pourtant traversée par cette main blafarde, et telle une rivière apaisée, la kitsune accompagne Huang Hua à travers le couloir, s’éloignant encore un peu plus de Wounw. Cette dernière, la main recouverte d’eau, la passe sur son visage bouillant avant de fusiller du regard la scène qui se joue sous ses yeux. Et puis soudain, alors qu’une main gantée la renverse d’un simple geste, le corps de Wounw se brutalise et la sort de ce sommeil agité.
Le souffle court, la dame analyse en quelques secondes la situation. Elle n’était pas dans la Salle du Conseil, ou même dans le couloir la précédent. Elle n’était que dans son lit, le même que depuis quinze ans. Dans sa chambre dont la décoration n’avait été que peu modifiée depuis son arrivée. Allongée contre son familier qu’elle élevait depuis quelques années déjà. Il n’y avait ici ni Huang Hua, ni Miiko, ni foule fantôme. Et si la pièce était bel et bien obscurcie par la nuit avancée, aucun éclat azur ne venait perturber le paysage. Relâchant sa poigne sur le couteau dissimulé dans sa tête de lit, la rouge soupire lentement, détendant muscles et mâchoire. Ce n’était qu’un rêve.
Alors elle se redresse, et se passe la main sur le visage. Encore. A l’instar de son rêve, son visage est aussi brûlant que sa main est humide. Mais ce n’était ici pas le corps de Miiko qui en était la cause, mais simplement sa sueur déjà refroidie. Cet état ne datait pas de la dernière minute. D’un rapide constat, Wounw réalise que son corps en est recouvert. Ses draps également. Elle avait sué comme une recrue Absynthe la veille de sa première mission en extérieur.
D’un œil dédaigneux, elle regarde le voyage d’une goutte de sueur qui glisse de son épaule à son sein, la menaçant silencieusement de continuer. Sa peau miroitait faiblement ce soir, mais cela suffisait à animer d’une petite lueur nacrée chaque perle humide postée sur son épiderme.
Malgré cette carnation blafarde, Wounw était aujourd’hui moins pâle qu’à son arrivée. S’il la voyait, son père aurait détesté de faire pareil constat. Elle n’était plus le portrait craché de sa mère, aussi pâle qu’un nuage et tout aussi fragile. Non, maintenant Wounw était-
Une petite gêne la tire de ses pensées. Le cauchemar de Wounw en avait visiblement réveillé deux, et la petite chose dorée qui lui servait de familier en était contrariée. Lové contre le torse nu de l’obsidienne jusque-là, il semble lui demander de reprendre sa position initiale en lui mordillant la hanche. Puis le bras. Un animal décomplexé de toutes formes de violence de toute évidence.
-Qu’est-ce que tu veux ? Arrête ça, lui lance-t-elle en se frottant le visage sur les draps.
Mais la bestiole, en forme après ces quelques heures de sommeil, se met à danser et onduler sur le lit. Bien loin d’être d’humeur à lui accorder une minute de jeu, Wounw le soulève et l’enroule sur lui-même. Les O’olurays avaient beau être des petites saloperies, il fallait dire qu’ils étaient pratiques. En un tour de main, ils étaient pliés et apaisés, prêts à être rangés dans une poche. Wounw avait compris la technique assez rapidement, et ne se gênait pas pour en user. Désormais tournicoté sur son propre corps, Précieux se calme le temps que la dame boive un coup.
Elle n’allait pas réussir à s’endormir, elle en était persuadée. Néanmoins, le bénéfice du doute était espéré et la laisse se recoucher dans ses draps moites, mais peine perdue. Le temps défile aussi lentement que Keroshane lit ses rapports et la voilà plus tendue encore que lors de son sursaut cauchemardesque. Précieux lui, loin de tous problèmes et ou d’une once de responsabilité, semble être retourné gambader dans le merveilleux monde des rêves.
Puisque la nuit semblait tant la vouloir éveillée, elle s’en contenterait. D’un habile tour de main, la voilà rincée, vêtue et coiffée. Le maquillage ne serait pas nécessaire, le Soleil ne la verrait pas dans les prochaines heures, ainsi ses lèvres n’auraient besoin d’aucune dorure.
Une fois prête à sortir dans une tenue décente, la rouge se laisse croire que les pas la guident à son insu. Il n’en était rien. Elle allait bel et bien consciemment en direction des Caves. Pourquoi ? Elle n’en savait trop rien. Personne ne lui en tiendrait rigueur, elle n’était attendue au plus tôt que dans plusieurs heures. Qui était de garde cette nuit ? Elle n’avait pas pensé à regarder les registres avant d’aller au lit.
Dans le silence bleu de la nuit, ses bottes de cuir semblent résonner comme du métal sur les pierres froides la menant au cachot. Les escaliers avaient l’air affamés de réponses quant à sa présence nocturne ici. Pas de plat cette fois ? Pas de garde averti de ta venue ? Pourquoi descends-tu ? Les ombres de l’escalier en colimaçon semblent la regarder avec malice et s’en amuser. Les muscles du visage tendu, Wounw ne se relâche qu’une fois libérée de l’obscurité et de ses questions. Le sous-sol était étrangement illuminé ce soir. Les gardes de Lance semblaient occupés. A moins qu’ils ne soient ceux de Leiftan. Après tout, les deux anciens acolytes séjournaient désormais côte à côte.
Mais celle que Wounw visitait était toujours attachée en bas.
Immobile, la dame regarde la bouche du dernier étage béante. Aucune lumière, aucun son ne s’en échappe et elle hésite un instant, avant de faire un pas. Mais son hésitation revient, plus longue cette fois et aura finalement raison d’elle. Enthraa ne la verra pas ce soir. La dame rebrousse le chemin, et gravit les marches fraîchement descendues.
Le pas lourd de ses réflexions intarissables, Wounw se tient fermement au mur étroit qui l’entoure. Les ombres semblent maintenant se moquer d’elle. Elle aurait aimé pouvoir passer voir Lance, à défaut de la sirène, mais les gardes de Huang Hua étaient un obstacle qui ne lui suscitait pas d’intérêt suffisant pour vouloir s’y confronter. Du moins, pas ceux-ci individuellement. Les autres étaient par leur omniprésence un véritable problème. Huang Hua, de par son absence, était en vérité partout. Seule dans cette alvéole de pierres, Wounw soupire sèchement. Que Miiko était loin, déjà.