Au plus profond du Quartier Général, une silhouette élancée semble s’amuser dans la lumière verte de la cave. La sirène était seule depuis son dernier repas. La nuit était installée depuis longtemps et personne ne dérangerait normalement sa quiétude abyssale dans les prochaines heures. Longeant les abîmes du bassin en roulant sur elle-même, Enthraa s’amuse comme tous les jours précédents, à y coincer ses chaînes, dans l’espoir qu’un jour peut-être, celles-ci cèdent sous la pression et l’acide. Elle avait du mal à accepter que les menottes de la Garde puissent résister aussi longtemps, baignées dans le liquide verdoyant depuis des semaines.
La perturbation du Cristal avait eu un impact évident sur la flore du bassin. En son sein, dissimulées sur et sous la roche, évoluait une espèce d’algues qu’elle n’avait jamais vue auparavant. Petite mousse à l’apparence inoffensive, elle le devenait beaucoup moins si on essayait de la toucher. L’écaillée en gardait encore sur ses phalanges, les marques d’une après-midi lassante qui l’avait poussée à jouer avec cette espèce inconnue. Au simple contact de l’algue, la membrane aqueuse qui recouvrait naturellement sa peau, protégeant ses écailles, muqueuses et orbites, semblait avoir fondu pour laisser la nature attaquer de son gré quiconque oser la retirer de son rocher. Depuis, Enthraa n'y touchait plus. La regardant simplement évoluer, sans ne prévenir rien ni personne. Les parois étaient encore vierges de l’ennemi, elle pouvait donc s’y adosser pour un somme ou s’appuyer sur le rebord à la surface. Mais si son isolement persistait aussi longtemps qu’elle le redoutait, ce petit luxe ne serait un jour plus accessible.
Lancée à travers l’acide, Enthraa se perd dans l’admiration de cette colocataire agressive, comme si c’était la première fois qu’elle la découvrait. C’était plus fort qu’elle, la mousse l’attirait irrémédiablement. Comme quelque chose d’interdit. Quelque chose d’insaisissable. Quelque chose qui ne voulait que par sa présence la narguer un peu plus chaque jour. Elle s’était vue depuis peu, laisser ses mains, son torse et son bassin, de plus en plus proche de l’algue à chacun de ses passages. L’eau était plus agressive à quelques centimètres de la plante. Presque piquante. Cette perception était délicieusement insupportable. Alors, comme à chaque fois que la sensation bascule de l’amusement à la douleur, elle use de sa queue pour s’envoyer aussi loin que ses chaînes le lui permettent, vers l’unique sortie aquatique du bassin. Dissimulée à quelques mètres sous la surface de l’eau, une sombre cavité s’ouvrait sur l’océan.
Cela faisait bien longtemps qu’il n’y avait plus de courant fort, mais l’eau salée allait et venait timidement depuis ce trou béant. C’est grâce à lui qu’elle pouvait, avant d’être menottée, s’échapper quelques heures aux alentours du QG. C’est grâce à lui qu’elle avait pu rejoindre Wounw, Miiko et Erika le soir de la mort de cette dernière. C’est grâce à lui qu’elle profitait d’une bouffée d’écume fraîche par moment. C’est grâce à lui qu’elle pouvait deviner l’heure de la journée, et la saison, grâce à la timide lumière que l’on pouvait apercevoir au loin, dans l’immensité marine.
Ses chaines n’étaient pas assez longues pour la laisser se reposer près de lui. Et puis de toute façon, ce n’était plus tellement possible. L’acidité de la cave attirait certaines espèces, dotés d’un instinct de survie plutôt moyen. Poissons et crustacés laissaient leurs squelettes joncher le court tunnel à la moindre approche de la cave. Peut-être étaient-ils attirés par la purée que Wounw avait jeté inlassablement des jours durant. Enthraa n’avait elle, rien fait tombé, c’était certain. Elle avait toujours, telle une docile élève, finit son assiette après chaque passage de la Rouge. Elle avait vu Lance fondre à vue d’œil, hors de question de suivre le chemin de celui qui l’avait pourtant guidée des années durant.
Enthraa avait été à son poste pendant des années. Combien ? Elle ne saurait le dire. Mais elle avait vu Lance faire ses premiers pas dans la cave, d’un charisme paradoxalement timide. On le pressentait à de grandes choses, et sa nomination à l'Étincelante n’était, à l’époque, pas très loin. A croire qu’il était de coutume que les futurs chefs Obsidiens viennent s’acoquiner avec sa personne…
Aucun accord clair et prononcé n’avait été acté entre elle et le dragon, mais Lance n’avait jamais manqué, à intervalles plus ou moins réguliers, de descendre gratifier Enthraa d’une remarque sur son travail, ou de la faire participer à une mission locale afin d’aider la cause Obsidienne, vite débordée car plus petite que ses deux autres sœurs. Puis il lui avait parlé de Wounw. Peut-être un peu trop. Mais Enthraa n’avait jamais pu la voir, laissant Lance en dépeindre un portrait presque mystique, jusqu’à ce qu’il disparaisse. Elle avait certainement été la seule avertie de son départ au préalable.
Je vais avoir besoin de toi. Ne t’en vas pas.
Alors elle n’était pas partie, et avait attendu. S’étonnant à attendre des pas métalliques dans l’escalier. S’agaçant qu’aucun d’eux ne viennent de Lance, et que jamais, on ne lui proposa de nouvelles missions clandestines. Valkyon lui-même, n’était pas descendu une fois à la cave. Lance en disparaissant, avait également tué l’existence d’Enthraa aux yeux de quiconque.
Elle en avait voulu à Lance d’abord, puis avait commencé à croire elle aussi, que le dragon était bel et bien mort. Que l’arrogance et la prétention avaient eu raison de lui. Qu’il était pitoyablement affamé au fin fond d’une forêt, le corps maigre et affaibli et qu’il n’avait finalement obtenu que le destin qu’il méritait. Elle aurait peut-être pu jouir de cette image un moment. Ce n’était d’ailleurs pas si éloigné de la réalité actuelle, pour peu que l’on changeait la forêt en un cachot insalubre. Mais l’homme avait su se faire pardonner. Il avait tenu ses promesses. En revenant, et pour la première fois, il lui avait demandé de vive voix d’être de son côté. Il l’avait chargée de nouvelles missions, contre la Garde bien qu’en son sein. Et surtout, surtout, s’il avait repris ses palabres sur Wounw, il les avait faites se rencontrer.
D’un coup de queue habile, elle retire ses chaînes de leur prison de pierre. La rupture des chaînons ne serait pas pour aujourd’hui. Et leurs cliquetis contre la pierre l’agaçaient. Sous le brouahaha de la surface, le bruit de l’acier agité ressemblait à s’y méprendre à celui du pas qu'elle avait tant attendu pendant plusieurs années.
Revenue à la surface, elle s’enfonce dans l’obscurité de la galerie. Au fond, noyés dans l’ombre du relief rocheux, ses trésors. Carcasse de bols métalliques apportés par la Rouge, qu’elle gardait avec idiotie assez précieusement. A mesure que les jours passaient, elle les avait déposé les uns sur les autres, et était maintenant dotée d’une petite arche de métal, à faire pâlir les physiciens et architectes de la Cité. Maintenant que la structure tenait en place, elle posait les nouvelles assiettes à même la pierre, afin de s’en faire un siège. Ainsi, assise sur le rebord du bassin, noyée dans l’ombre de la pierraille, elle se plaisait à croire qu’elle jouissait d’un trône inconnu de tous.
La Reine de l’Acide.
La seule, l’élue, celle qui pouvait s’y baigner sans y perdre la peau, ou même la vie. Il fallait avouer qu’elle n’était que ravie à l’idée de se voir devenir plus puissante, à l’insu de ceux qui l’enfermaient ici. Elle n’avait que faire de la perturbation du Cristal, mais elle le remerciait. Le voir exploser ne changerait pas sa vie. Le savoir défaillant l’avait en revanche améliorée.
Avec un petit rictus satisfait, la voilà qui se hisse sur son trône de métal. Les gouttes glissant de ses épaules à ses avant-bras, s’échouent sur ses accoudoirs de fortune dans un petit sifflement suraigu, ne laissant qu’un trou parfaitement circulaire une fois dissoutes. Ce qui était un problème. La Reine de l’Acide était bien la seule et unique personne à ne pas craindre le liquide. Même son trône, unique appui de sa légitimité, s’abîmait à son simple contact.
Avec un soupir ravalé, Enthraa appuie sa joue contre une de ses mains, et laisse l’index de l’autre parcourir le squelette du bol retourné qui lui sert d’accoudoir. Lance lui avait promis à son retour qu’une fois victorieux, il la libérerait. Quel lamentable échec. Mais il n’était plus Chef de Garde, ni même Héros de guerre. Il n’était plus qu’un traître, un prisonnier et un homme faible. Orientant sa tête vers le deuxième accoudoir, la sirène le remarque en bien meilleur état que son frère. Wounw était sa nouvelle porte de sortie. Elle était l’héroïne de guerre de la Cité, et que la Garde avait elle-même nommée. Elle n’avait rien de faible, ou de captif. Et la porte de l'Étincelante n’était plus si loin. Avec un petit sourire, Enthraa ouvre sa main par-dessus l’assiette encore intacte, puis la pose tout doucement en son centre. Encore humides de sa baignade, ses doigts font chanter le métal une minute. Et lorsqu’elle retire sa main, c’est la silhouette parfaitement détourée de ses doigts écartés qui se découpent sur l’acier sali de l’assiette.
Enthraa était persuadée que la Garde ne voudrait pas d’elle, et que sa condamnation serait un bannissement définitif. Était-elle seulement persuadée de cette issue, ou juste pleine d’espoir ? Elle avait pactisé avec l’ennemi, avait trahi la Cité. Pourquoi diable la garderaient-ils ? Pourquoi diable voudraient-ils encore l’avoir de leur côté ? La loyauté aveugle et irréfléchie de la Garde envers ses membres était certainement son plus gros point faible. Pourquoi confiaient-ils leurs vie à ceux qui ne partagaient pas leur sang… ?
De son côté, elle n’avait jamais connu les siens. Son espèce n’était pas de celles qui se satisfaisaient d’une tribu chaleureuse et animée, perpétuellement nourrie de nouvelles naissances. Ils naissaient, un beau jour, l’œuf porté par le courant marin et se débrouillaient ensuite. Enthraa rêvait de liberté, sans savoir où aller. C’était peut-être ça, d’ailleurs, ce qui l’attirait le plus. Disparaître dans les abysses incertaines du futur.
Secrètement, elle avait toujours espéré qu’un jour, un frère, une sœur, un cousin ou une nièce vive le même destin qu’elle. A éclore non loin d’ici, et à laisser la popularité de la Garde les séduire. Ici, on assurait sécurité, logis et nourriture. Mais rien qui ne pouvait pas s’obtenir dehors quand on y réfléchissait. Il lui serait facile de s’amuser des plus faibles pour s’offrir une nouvelle vie. La Garde lui avait appris à se battre. En étant désormais prisonnière, elle apprenait à observer. Force était de constater, qu’en ayant observé plus en amont, elle serait peut-être déjà libre…
Se laissant glisser sur la roche humide de son précédent passage, la sirène se fait avaler par le lac verdoyant. Par automatisme, une fois sous la surface, elle lorgne sans même la regarder la porte caverneuse, béante sur l’océan. Il lui tardait de pouvoir de nouveau goûter à la dureté de l’eau iodée. De danser entre les courants chauds et de terrifier d’un coup de queue les petits vivipares qui pullulaient sur la côte.
La vue que lui offrait la sortie s’était éclaircie. Le soleil était maintenant levé. La saison chaude n’était pas avide de lumière mais semblait jalouser la longévité des nuits. Il faisait sombre de moins en moins longtemps. Du moins, là-bas. Ici… Ici la seule lumière reçue était celle du lac, ou celles de l’escalier, couleur manaa. Constamment allumé d’ailleurs, empêchant quiconque y descendait de s’annoncer ainsi.
Semblable à un alligator, laissant ses orbes émeraudes briller à la frontière de l’eau, Enthraa fixe les marches avec concentration. Il lui semblait percevoir de faibles vibrations. Trop lourdes pour que cela ne soit que des voix aux étages supérieurs. Trop proches pour qu’il ne s’agisse que du réveil du QG. Contre les rebords du bassin, l’eau s’agite discrètement. Pas de doute, quelqu’un descend. Vigoureusement. Ou plus certainement accompagné. Alors elle se recule. Rares étaient les fois où la discrétion avait été volontairement ignorée lorsqu’elle avait été visitée. Elle pressentait ce qui arrivait.
Des pas nombreux, lourds, se font maintenant distinctement entendre dans le colimaçon. L’Écaillée tend l’oreille en disparaissant dans l’obscurité. Wounw ne sera certainement pas de la partie. Elle ne l’entendait pas parmi tous ces nouveaux bruits inconnus, mais surtout, elle imaginait mal la lieutenante accompagner la phœnix.
Bingo. Huang hua traverse la première la cavité s’ouvrant sur la cave. Impressionnée, ses yeux s’ouvrent sur le bassin acidulé avant de se plisser devant l’atmosphère aigre. Nevra à sa suite, visiblement las de la situation, encourage d’un geste sec les autres soldats à avancer.
Non seulement, Enthraa n’en reconnait aucun, mais elle remarque que ni leurs armures ou accessoires ne lui sont familiers. Alors en silence, elle jauge chacun d’eux, se terrant au fond de son bain lumineux. Ils étaient nombreux, très. Trop ? Non. Malheureusement pour eux, Enthraa était suffisamment protégée pour qu’ils puissent n’oser quoi que ce soit. Ils n’étaient là que pour dissuader, et le petit plan de Huang Hua était risible. D’évidence, et de bêtises. Ses soldats ne connaissaient pas les lieux, et il était dangereux de poster une vingtaine de jeunes hommes autour d’un lac au tel potentiel.
Cet interrogatoire allait être divertissant.
-Enthraa, finit par lancer hasardement Huang Hua à travers la caverne, sans se laisser surprendre par l’écho qui lui saute au visage aussitôt.
Une minute de silence se passe. Faiblement brisée par le tintement des armures des grands dadais derrière l'Étincelante et durant laquelle Enthraa traverse le bassin depuis ses profondeurs.
-Enthraa, relance plus bruyamment Huang Hua.
Sourire aux lèvres, la sirène s’extirpe de l’eau aux pieds de sa supérieure, avec l’élégance qu’on pourrait trouver à tous ces mammifères marins jouant devant les navires.
-Oui ? répond-elle en susurrant avant de feindre l’étonnement. Bonté divine, il fallait me prévenir que vous descendriez avec toute cette chair fraîche…
En s’accoudant sur la roche gelée, elle love son visage dans ses mains et sourit au plus proche des soldats. Huang Hua elle, s’avance d’un pas.
-Attention Huang Hua, le lac est hautement abrasif… s’autorise Nevra bien que moult rappels aient déjà été faits les jours précédents.
-Nous ne nous sommes jamais rencontrées jusqu’ici il me semble, tu n’étais pas à la cérémonie la semaine passée.
En guise de réponse, simplement, Enthraa soulève son poignet pour faire briller son bracelet de métal à la lumière des escaliers.
-Je remplace Miiko depuis son départ, et je dirigerai désormais la Garde. J’ai pour objectif de favoriser paix et sérénité en son sein et pour cela, j’aimerais que tu reviennes sur ton expérience du Sable Rouge.
Se voyant offrir une minute de silence afin de lui répondre, Enthraa se contente de glisser son regard sur la ribambelle de soldats derrière la phœnix. Elle était belle la sérénité politique.
-Du coup… Nevra, à ta gauche c’est Paix et à ta droite Sérénité… ? et les dix-huit autres ? Quiétude, Sagesse et Diplomatie j’imagine. Oh non attendez, je crois que je te reconnais toi, Hypocrisie. Et ton pote Mensonge à côté ! Cela faisait longtemps ! Vous allez bien ?
Mais sans attendre la réponse des concernés, qui de toute évidence, ne lui donneront rien, elle offre son sourire le plus hypocrite à Huang Hua.
-Excuse-moi, de vieux amis. Tu disais ?
-Je suis venue t’interroger sur l’événement du Sable Rouge, répète plus sévèrement Huang Hua.
Enthraa n’avait pas tarder à révéler sa non diligence, alors elle ne retiendrait pas le pouvoir que lui accordait la hiérarchie.
-J’ai déjà été interrogée à ce sujet. Il y’a plus d’un mois. Le transfert s’est mal passé ? Nevra, on lui a expliqué que tous les rapports étaient à la bibliothèque ?
-Enthraa, plus vite tu collabores, plus vite tu seras tranquille, lui répond calmement le vampire.
Lui aussi avait hâte d’être tranquille, toutes les marches arrières protocolaires de la phoenix commençaient à se faire sentir et sa lassitude s’agrandissait de jour en jour.
-A moins que tu ne nous aies pas tout révélé, ta punition ne sera pas alourdie. Jures-tu de nous dire la vérité, et rien que la vérité ?
-Alors à quoi bon sert cette entrevue ? Puisque j’ai déjà tout dit.
-Qu’est ce que tu faisais sur cette plage ce soir-là ?
Plissant les yeux, Enthraa fixe Huang Hua en reculant d’un mètre dans l’écume acidulée.
-Je l’ai déjà racontée à Miiko, répète-t-elle. Qui était d’ailleurs présente sur le lieu de l’accident.
-Présente certes, mais inconsciente.
-Elle n’avait qu’à apprendre à se battre. La magie ne fait pas tout. La preuve d’ailleurs, Erika n’a pas su se protéger.
-C’est Lance qui t’a demandé d’être sur cette plage ?
-Possible ? Ça alourdirait sa peine si c’était le cas ? sourit la sirène.
-Ce n’est pas toi qui pose les questions. Quelle était ta relation avec Lance à cette période ?
-Hm… Mon Chef de Garde.
Ce qui n’était théoriquement pas faux. Garde clandestine certes, mais Lance était celui qui lui donnait ses missions, qui lui demandait des rapports et qui attendait d’elle plus que n’importe qui au QG ne l’avait jamais fait. La tournure de phrase piquait, et elle en avait conscience.
En retenant un soupir, Huang Hua enregistre l’information.
-Quelle était ta relation avec Lance avant cette période ?
-Je ne vois pas le rapport avec le Sable Rouge.
-Moi si. Je répète ma question ?
-Lance était un Chef de Garde. Je n’en faisais pas partie. Il n’avait aucune autorité sur ma fonction et je n’avais pas pour habitude de côtoyer des recrues de la Garde.
-Je te remercie.
Laissant sa queue lui faire traverser le bassin l’air de rien, Enthraa la laisse prendre ses notes en s’amusant à projeter des gouttelettes en direction des soldats. Elle était bien trop reculée dans le bassin, eux bien trop loin de la berge, aucune chance que la moindre éclaboussure, aussi minime soit-elle, ne les atteigne. Mais la peur dans leur regard valait tout l’or du monde.
-Pourquoi étais-tu sur la plage ce soir-là ?
-Miiko et Lance avaient rendez-vous.
-Pourquoi ?
-Je n’en sais rien.
-Tu as juré de dire la vérité.
-Non. Mais je ne le sais pas.
D’un froncement de sourcils, Huang Hua retient sa langue de claquer. Le rapport d’Enthraa ne dissociait pour l’instant pas de ces réponses ci.
-Pourquoi Erika était là ?
-Pareil, je n’en sais rien.
-Pourquoi Wounw était là ?
-Wounw est toujours là si Miiko y est. Tout le monde le sait.
-Pourquoi Wounw la suit ?
-Elle ne la suit pas. Elle la protège ~ Personne ne t’a vanté ses talents au combat ?
-La question n’est pas là.
-Pourtant, je pense que si.
-Si Wounw est si douée au combat, pourquoi Miiko a-t-elle perdu connaissance ?
-J’ai du mal à saisir les connexions entre tes idées… Miiko a perdu connaissance parce qu’elle n’a pas perdu la vie. Grâce à Wounw. J’étais à ça, à ça, de lui arracher la tête tu sais, chuchote-t-elle en lui montrant un minuscule écart entre ses doigts.
Réprimant un frisson, Huang Hua cherche le regard de Nevra. Le brun s’approche donc, et se poste à ses côtés. Si la pâleur de sa peau l’empêche de blanchir davantage, ses yeux trahissent son mal être en réalisant à quelle distance de la rive ils se tiennent.
-On devrait reculer, chuchote-t-il discrètement.
D’un hochement de tête peu attentif, Huang Hua le restreint au silence en revenant attaquer de plus belle la sirène qui ondule sous ses yeux.
-Comment est morte Erika ?
-De manière assez ridicule… lui répond la sirène après une seconde de réflexion. Oui, c’était risible…
-Peux-tu être plus précise ? soupire la brune en se mordant la joue.
-Elle s’est interposée entre Wounw et moi, elle s’est littéralement sacrifiée en se jetant sur ma lance.
D’un haussement d’épaules, Enthraa lorgne sur Huang Hua et l’ombre de Nevra derrière elle.
-C’était un accident, rajoute-t-elle. Je l’ai déjà raconté.
-Où était Miiko à ce moment-là ?
-Allongée sur le sable, la tête… dedans, mime-t-elle, une main sur l’arrière de son crâne en se retenant de ricaner.
-Donc inconsciente.
-Affirmatif.
-Et Wounw ?
-Nous étions en train de nous battre.
-Pour quel motif ?
-…Parce que j’étais la subordonnée de Lance… ? Ça n'était pas un bon motif… ?
Ondulant vers la rive, elle se penche vers les souliers des deux étincelants. Nevra, sans réfléchir, recule d’un pas lorsque l’odeur de l’acide lui saisit les narines.
-Nevra ne répète pas à Wounw que sa cheffe remet en cause les réflexes de sa loyauté…~
-Je n’avais rien prévu de tel, répond l’apostrophé sans quitter la queue violine des yeux.
Et c’est bien dommage, se dit tout bas la sirène alors que Huang Hua tend une liasse de rapports à son comparse.
-Nevra, je n’ai pas encore l’habitude des interrogatoires de ce genre mais j’apprécierais un peu plus d’investissement de ta part. Relis ces deux-là et dis moi si quelque chose te saute aux yeux.
Puis elle se tourne de nouveau vers Enthraa.
-Les rapports de Wounw et d’Ewelein évoquent qu’Erika serait morte à l’infirmerie.
-Oui c’est le cas.
-Pourquoi tu ne le cites pas dans le tien ?
-Mon arme a traversé son abdomen. Humaine ou pas, je doute que beaucoup ici y résiste. Elle était là, avachie sur le sable, à se vider de son sang. Il ne m’est pas venu une seconde à l’idée qu’elle n’y avait pas succombé aussitôt.
-Tu as eu le temps de la regarder se vider de son sang ?
-Non, on se battait. Wounw m’a immobilisée avant d’aller… chercher des gens.
Pris d’un courage étonnant, Nevra s’autorise même à prendre la parole pour compléter les dires de l’Écaillée.
-Enthraa dit vrai, je les ai vues rentrer au QG avec le corps d’Erika. Wounw a pris un sacré coup à la hanche.
-Elle avait pourtant l’air de bouger correctement ces derniers jours, rétorque la phoenix.
-Ce n’est pas ce que j’ai d- Est-ce que tu remets en question le rapport de ta lieutenante ? s’offusque Nevra en se postant à côté de Huang Hua. Celui d’Enthraa, passe encore. Mais Wounw s’est battue pour ramener notre cheffe de Garde saine et sauve.
-Mais pas Erika, susurre Enthraa en fond.
Les yeux au ciel, Nevra reprend, plus discrètement. Quelque chose semblait lui échapper, alors il isole Enthraa de leur conversation un instant.
-Pourquoi réoriente-tu autant le protocole de la garde? Nous pleurons plusieurs morts, les rapports ont été faits, difficilement, mais en temps et en heure. Tu m’as demandé de relire les leurs, mais rien ne me saute aux yeux. Les discours, les rapports et les témoignages concordent. Tu ne peux pas remettre en question les propos de tous ceux qui ont fait l’Histoire avant toi.
-Tout ce que tu cites n’est pas gage de vérité Nevra.
Le visage fermé, Nevra ne répond rien. Sans parvenir à l’articuler, il conçoit que pour cette fois, Huang Hua pouvait avoir raison. Mais elle jouait depuis son arrivée à un jeu en solitaire, sans avoir expliqué les règles. Nevra n’était qu’un pion de bois, destiné à respecter les démarches protocolaires de la Garde, afin qu’elle n’éveille aucun soupçon. Il en avait conscience.
Avec un soupir, il recule d’un pas, avouant sa défaite pour cette fois-ci et laissant toutes les manœuvres de l’interrogatoire à sa responsable hiérarchique. Il était las de ces affaires. La politique était tout compte fait, l’aspect le moins amusant de son rang.
-Enthraa. Pour la dernière fois, par loyauté pour la garde, je te somme de nous dire la vérité. Chaque détail omis pourra être utilisé contre toi.
Postée à quelques mètres, la sirène réfléchit. Impossible de lire sur son visage ce qu’il se passait derrière ces yeux vaseux. De son côté Nevra secoue la tête doucement. Huang Hua était donc persuadée d’un mensonge ? Par omission peut-être. Ou c’était peut-être ce qu’elle espérait. Le bénéfice du doute par mesure de précaution… ?
Quand enfin, Enthraa se décide à bouger, une lueur brille dans ses yeux. Interpellé, Nevra la fixe de son œil valide. Huang Hua aurait-elle visé juste ?
-Très bien, tu as gagné. Que Nevra se recule alors. Vous tous, dégagez. Loin contre le mur, lance l’Écaillée en agitant sa main comme pour chasser les mouches.
Sourcils froncés, Huang Hua ordonne à ses hommes d’obéir. Elle était persuadée de toucher du bout des doigts ce qui animait ses jours depuis qu’elle avait posé un pied devant le Cristal. Alors c’est tout naturellement qu’elle se penche vers la prisonnière. Si cette dernière l’avait agacée quelques minutes auparavant, son abdication l’avait presque aussitôt apaisée. Enthraa aboyait finalement plus qu’elle ne mordait.
Accoudée sur la pierre refroidie, Enthraa ouvre la bouche puis la referme, semblant chercher ses mots. Puis soudain, un cri.
Nevra hurle un nom, et s’élance pour attraper le bras de la concernée. Trop tard.
La queue lilas s’écrase à la surface du lac et entraîne dans son geste un élan d’acide qui s’écrase sur les épaules de la phoenix.
Aussitôt attrapée par le poignet, Huang Hua regarde sans réaction le vampire lui arracher les vêtements par-dessus son buste. Il fallait tout retirer. Et vite. Le tissu semblait brûler en silence avec vélocité. Derrière eux, les gardes Fenghuang s’élancent avec hésitation vers la rive. De toute façon, Enthraa avait déjà plongé, étouffant son rire dans les bulles acidulées qui l’avaient suivie quelques secondes sous la surface.
-Nevra, qu’est ce que tu fais qu’est ce que-, lâche Huang Hua la voix faible, en posant ses mains à la base de son cou puis sous sa mâchoire.
-Ne touche pas ! hurle-t-il, bien malgré lui, terrifié à l’idée d’entrer lui aussi en contact avec ne serait-ce qu’une seule gouttelette.
Usant de toutes les capacités motrices de son espèce, il termine de déshabiller la dame des habits trempés qui la recouvre. La tâche était rude, car il ne fallait en aucun cas effleurer l’acide. Mais les vêtements semblaient immédiatement fondre avec la peau brune. Les dégâts étaient déjà considérables. La peau cramoisie dégageait une odeur putride et le vampire devinait sous chaque plaie béante les reliefs de chacun des muscles de la Fenghuang.
Pour peu qu’il en reste.
-Allez chercher Ewelein, porte au centre, premier étage du hall. Toi, donne-moi tes fringues, retirez tous vos vestes !
Comme des enfants, les gardes s’exécutent aussitôt, déposant leurs manteaux en tas à côté du vampire.
Parfaitement inutiles, il ne pouvait que regarder la scène se dérouler une fois un comparse envoyé chercher de l’aide. Allongée au sol, Huang Hua tente de se redresser.
-Immobilise-la, lance Nevra au plus proche, il faut empêcher que ça coule.
Et se servant de chacune des vestes de ses collègues, le vampire éponge le torse humide de sa supérieure avec rapidité. Il fallait prévenir de nouvelles plaies. Plus grandes ou plus profondes. Empêcher un poumon d’être touché…
Chaque veste utilisée est jetée au loin, destinée à être brûlée dans les jours qui suivent. L’automatisme de ses gestes avait quelque chose de tranquillisant. A force de les répéter, son cœur s’apaisait à mesure qu’il prenait conscience de l’ampleur de la situation.
Les yeux rivés sur le plafond inquiétant de la cave et possédée par une force invisible, Huang Hua répète inlassablement son prénom, comme un sortilège bloquant inconsciemment une douleur encore niée.
-Nevra, Nevra Nevra Nevra. Nevra… Nevra.
-Tu es gravement brûlée, ne bouge pas. Respire, pas trop fort, voilà, ne tends pas ta cage thoracique. Regarde mon doigt. Ewelein arrive.
Son unique œil planté dans ceux dorés de la blessée, il oscille son doigt en rythme avec sa propre respiration, qu’il calme au possible. Mais sa description de la situation, qui en révèle toute la gravité, déclenche les capteurs sensoriels de la phœnix dont le visage se tord soudainement. Et le pire cri de douleur jamais entendu au sous-sol résonne entre les parois rocheuses, inlassablement nourri de son propre écho.