Édité le 26 septembre 2022
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Terrée au fond de son bassin, Enthraa regarde les heures défiler par-delà le tunnel aquatique. L’océan s’assombrissait à vue d’œil, et elle pouvait aisément deviner que la soirée avait commencé depuis un moment.

Cette journée l’avait mise en appétit et personne ne semblait vouloir descendre pour accomplir cette quotidienne mission. Il fallait avouer que depuis que Jamon était venu récupérer le corps inconscient de Huang Hua, plus personne n’avait pénétré de nouveau dans la pièce. Elle avait deviné la présence de deux ou trois soldats dans l’escalier, en apercevant leurs ombres danser au gré des torches azur du couloir de marches. Mais elle ne les avait ni vus ni entendus descendre. Au contraire même, ils avaient fini par remonter avec une précipitation presque enfantine. Que Huang Hua était bien protégée…

Même les vestes, trouées de l’acide épongé de son torse, étaient toujours éparses non loin de la berge. Personne n’avait osé s’en saisir. Plus aucun signe de vie, si ce n’était les petits champignons azurs qui clignotaient sur la pierre.

Peut être que la phœnix se vengerait d’avoir perdu sa clavicule en privant la sirène de repas. Cela ne l’étonnerait pas en tout cas. Elle ne connaissait que très peu Huang Hua mais les différents retours obtenus au fil des années n’en dépeignait pas un portrait des plus glorieux. A voir de qui ils provenaient…

Le ventre creux, et gargouillant parmi les bulles, elle finit par remonter à la surface, espérant y découvrir un bol qu’elle n’aurait pas entendu arriver. Évidemment, il n’en était rien et l’estomac vide, elle se colle à la paroi gelée de son lac, se disant que la température de la roche calmerait la peine de son corps.

Peut-être qu’elle avait tué Huang Hua. Et que cela expliquait la précipitation des gardes en milieu d’après-midi, ou l’absence de nouvelles. Peut être que le QG était en plein chaos, et que la moitié protégeait la porte de la cave dans le hall, de la seconde qui voudrait simplement l’assassiner elle aussi pour avoir osé attaquer la grande représentante Étincelante.

Oh, si elle avait éliminé Huang Hua… A défaut d’avoir pu avoir Miiko. Que cette pensée était grisante.
Bien évidemment, rien de toute cette violence n’avait été anticipée auparavant. Cet abus n’était là que le fruit de sa frustration face à cette garde qui ne l’avait jamais remerciée. Garde qu’elle avait trahie une fois, certes. Mais sa révolution aurait pu être évitée, plusieurs fois. Elle avait été oubliée ici dès son arrivée.
Puis au départ de Lance. Puis à la défaite du dragon. Ne s’intéresser à Enthraa que pour l’accuser de menteuse n’était pas révélateur d’un grand instinct de survie. Elle avait cédé, parce qu’il n’y avait pu rien à perdre. Rester ici un jour ou 40 ans de plus reviendrait, au fond, à la même chose. Les bols en métal ne parviendraient pas à l’occuper continuellement et elle ne rêvait que de voir ses chaînes se briser.

Elle avait repéré un pavé aiguisé, mal planté dans le sol, qui pouvait certainement couper le cuir d’un soulier si la démarche s’avérait trop assurée. Alors pour la seconde fois de la journée, la voilà à jouer de ses chaînes contre la roche, espérant naïvement qu’un métal assez résistant face à l’acide cède à la simple force de ses bras.

Jusqu’à ce qu’un pas familier se fasse entendre dans l’escalier. L’aura féline, Enthraa se redresse, appuyée sur le dit pavé. Si l’invité n’était pas chargé de son dîner, la colère lui couperait la paume sur cette pierre qu’elle saisissait trop fort. Mais heureusement pour elle, la lieutenante apparaît dans le halo bleu de l’escalier, un fameux bol calé sous le coude. Sous la lumière du couloir, la natte calée entre ses omoplates, habituellement blanche, semble apparaître azur.

Un sifflement s’échappe des lèvres dorées en remarquant la sirène au visage solliciteur sur la rive.

-Quelqu’un craignait que les conséquences de ses actions l’empêchent d’être nourrie ? raille-t-elle avec un rictus amusé.

Presque honteuse, Enthraa se contente de se positionner plus confortablement en attendant d’être servie. Wounw de son côté, regarde autour d’elle, les murs, le sol, avant de s’approcher tranquillement, presque prudemment. La moindre goutte d’acide sous ses pas avait l’assurance de lui faire perdre sa précieuse mobilité. Il fallait être vigilant.

-Sacré carnage que tu nous as fait là-haut.

Et comme un maître félicitant son élève, elle gratifie Enthraa du dîner tant attendu en lui posant la purée sous le nez. Debout, ses yeux azurs plantés des ceux d’émeraudes, elle hoche la tête doucement. Enthraa aime croire qu’elle y lit de l’admiration, mais elle ne pouvait se le garantir totalement. Pourtant, cette idée animait son cœur d’une force nouvelle, qui aurait pu suffire à la sustenter ce soir.

-Elle est morte ? demande-t-elle simplement en apportant une première bouchée de purée à sa bouche.
-Morte ? ricane Wounw. Bien sûr que non. Mais sacrément attaquée par contre. Sa chair est à vif sur toute la partie gauche de son torse. De la dernière côte à sa mâchoire.

Comme pour appuyer son propos, elle scanne son propre corps de sa paume afin de montrer l’ampleur des dégâts avant que sa main ne retourne dans sa poche.

-Nevra m’a dit qu’en s’agitant, elle avait étalé l’acide sur son cou et qu’en l’immobilisant plus tôt, cela aurait pu être évité. Pareil pour ses mains.

Attentive, Enthraa l’écoute en mastiquant la pâte grisâtre dont elle vide son plat. Si elle avait eu le privilège de voir régulièrement Wounw ces derniers temps, elle ne remarque qu’aujourd’hui que la lieutenante arborait une fine cicatrice sur la mâchoire.

-Comment c’était ? finit elle par demander. Ses plaies. Tu les as vues ?

-…Peut-être. T’es une putain de sadique, lui répond simplement la lieutenante avec un sourire.

Mais Enthraa ne rétorque pas, et attend sa réponse patiemment. Alors la Rouge s’accroupit et ouvre ses mains entre elle et la sirène.

-Imagine le tronc d’un arbre dont on aurait retiré l’écorce et qui, à chaque battement de cœur, voit sa carnation blanchir sans arriver à la laisser mourir. Les bandages étaient en train d’être changés qu’ils jaunissaient déjà. Et-

Wounw s’arrête en ricanant. Enthraa buvait ses paroles.

-Et ?

-Rien d’autre. Eweleïn nous a demandé de la laisser rapidement. Arrête de faire cette gueule, j’ai l’impression qu’Erika vient de mourir de nouveau.

-Si seulement, lâche l’Écaillée en plantant ses yeux dans ceux de la lieutenante.

-Les ordres de Lance te manquent ?

-Non, mais j’aurais pu m’en aller plus rapidement que je ne le ferais jamais ici.

Immobile, Wounw la fixe avec attention, laissant son regard perçant s’arrêter sur chaque détail du visage de son interlocutrice. Les sourcils froncés, elle finit par se redresser en regardant autour d’elles. Sur sa mâchoire, la cicatrice s’anime en rythme avec ses lèvres.

-Parce que tu crois réellement que Huang Hua te laissera partir ? Je n’aurais pas parié là-dessus ce matin, alors ce soir…

-J’ai hâte de m’en aller, lui répond simplement Enthraa.

-Tu n’y arriveras pas.

-Lance a bien réussi.

-Lance se tapait la grande patronne. Tu es enfermée dans une cave. Vos privilèges sont à des années lumières l’un de l’autre, pour peu que tu n’en aies ne serait-ce qu’un seul.

Silence. Les doigts violines raclent le fond du bol déjà vidé. Le bruit de ses ongles contre le métal rivalise avec le grondement omniprésent du sous-sol.

-Tu ne pourras pas partir Enthraa, pas après avoir défiguré la plus haute autorité de la Garde.

-Huang Hua ne voudra pas de moi dans ses rangs.

-A raison, même si ce serait dommage.

De nouveau, les quatre yeux se retrouvent instinctivement, comme appelés par la même pensée, et Enthraa ignore les bonds de son estomac pourtant plein.

-Et qu’est-ce que tu feras, lorsque celle à qui tu as ruiné la vie acceptera, après ta trahison, ton meurtre et maintenant ton attaque à l’acide, de t’offrir ce que tu souhaites ?

Avec un petit sourire presque naïf, Enthraa se redresse en laissant sa queue s’agiter sous la surface.

-Je partirais. Je quitterais Eel et ne reviendrais jamais. Je traverserais les mers, les océans, jusqu’à trouver de quoi fonder une famille.

Perplexe, Wounw fixe la sirène en haussant un sourcil médisant. Mais Enthraa reprend, sourire aux lèvres.

-Ce ne sera sûrement pas pour tout de suite, mais je veux être mère. Je refuse de mourir sans avoir pu donner la vie. J’aime l’aspect divin de cette action. Tuer puis faire naître, comme tu l’entends… pas toi ?

-Ce n’est pas une manière de voir la chose que je partage.

-Tu ne veux pas d’enfant ?

-J’ai une tête à en vouloir ?

-J’en ai connu des plus moches qui en désiraient…

L’air moqueur, la sirène recule dans le bassin, le temps d’un tour de lac digestif avant de revenir flotter près de la lieutenante. Wounw ne lui répond rien, mais les orbes bleues ne quittent pas la silhouette obscure noyée sous le liquide vert.

-Ta mère ne sera pas ravie d’avoir des petits-enfants ? relance Enthraa.

-Ma mère est morte depuis bien longtemps, je pense qu’elle n’en a pas grand-chose à foutre à l’heure actuelle.

-Hm… Cela dit, la mienne aussi. J’imagine ?

-Dommage. Elle aurait pu venir te défendre à ton futur procès, lâche la Rouge avec sarcasme, sachant pertinemment que même si la génitrice avait été en vie, son discours n’aurait pu être entendu.

-Je n’en aurais pas besoin, je te dis.

Avec un petit sourire complice, la sirène laisse l’acide glisser entre la paume de sa main.

-Ça fait longtemps que c’est aussi dangereux ? finit par demander Wounw en lorgnant sur la surface, un drôle d’air sur le visage.

-Quoi, le lac ?

-Oui.

-Je ne sais plus. C’est quelque chose de progressif.

-Ah… Donc peut être que ça te défigurera un jour toi aussi.

-Si je suis toujours là pour le voir…

-Ou si Huang Hua ne condamne pas la Cave.

-C’est ce qu’elle compte faire ?

-Elle ne s’est pas réveillée depuis ce matin. La douleur d’abord, puis les plantes d’Ewelein.

D’abord ravie, la précision de Wounw vient nuire au sentiment de satisfaction d‘Enthraa. Mais celle aux cheveux d’argent reprend.

-Mais c’est ce que Nevra a proposé. Il a parlé de Mery, qui est déjà mort, donc piètre exemple. En essayant de nous sensibiliser sur le drame que ce serait si un gosse venait à trébucher ici.

-Et comme tu as un instinct maternel inébranlable, tu n’as pu qu’approuver ses saints propos !

-Très juste, lui répond Wounw le plus sérieusement possible, sourcils froncés.

Enthraa ne rêvait pas. Elle venait d’assister à un trait d’humour de la part de son interlocutrice ? Décidément.

Cette journée ne cessait de lui offrir des rebondissements de qualité. Mais malgré la légèreté de cette conversation, l’ambiance ne s’était pas détendue. Au contraire même, Wounw semblait plus à l'affût que jamais, concentrée sur l’escalier.

-Je ne pense pas qu’il soit bien vu que je te tienne compagnie après que les gardes de nuit aient commencé. Tu as fini ?

-Tu penses bien ce que tu veux. Et oui, pourquoi ?

-Karuto aimerait que je ramène les bols que l’on descend aux prisonniers.

-Hmmm… Et bien il les trouvera là où se trouve la clavicule droite de Huang Hua je présume, répond la sirène en reculant dans le bassin.

-Visiblement oui, se contente de lâcher Wounw.

Puis la Rouge s’abaisse, se saisit du plat crasseur avant de tourner les talons.

Dissimulée dans l’obscurité de la grotte, à l’abri du regard céruléen, la sirène suit la silhouette de la lieutenante des yeux, jusqu’à ce que l’escalier l’avale de nouveau. Ni salutation ni au revoir ne scellaient leurs conversations. Comme si elles n’avaient eu qu’une seule discussion commencée le jour du Sable Rouge. Leur échange n’en était qu’un, qui s’allongeait en fonction de l’emploi du temps de l’une ou de l’autre. Pourquoi se dire au revoir, alors qu’elles savaient qu’elles ne pouvaient que se retrouver ?

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