Posté le 11 avril
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La soirée était arrivée plus vite que prévu aujourd’hui. A cause des événements imminents, Wounw avait décidé de ne plus descendre à la cave avant sa nomination à la tête de l’Obsidienne. Malgré tout, la Rouge se surprenait à éprouver une petite frustration en constatant que la nuit était trop avancée pour lui permettre de descendre discrètement nourrir Enthraa. Quelqu’un d’autre avait dû en être missionné et ce n’était finalement pas plus mal.

Ainsi, elle pouvait continuer de parcourir les derniers rapports arrivés à la bibliothèque. Parmi toutes les copies, celles de Marsimé, d’Alphire et de Pascau. Les trois recrues entraînées quelques jours auparavant, qui avaient depuis effectué leurs premières missions. Des quêtes plutôt simples, non loin du Quartier Général, qui ne demandait aucune adresse particulière, si ce n’est celles des mots. Voilà où en était l’Obsidienne. Ses nouveaux éléments appelés pour réparer un conflit adolescent entre deux marchands, ou s’occuper de dresser des familiers sauvages un peu réticents afin de les offrir à de jeunes faerys. Des trois élèves, Marsimé avait été confrontée à la mission aux plus gros enjeux. Elle avait été envoyée dans un village à proximité, afin d’enquêter sur la salubrité de l’eau dont se plaignaient les habitants. Elle était partie avec une surcharge d’informations, qu’elle ne manquait pas d’expliquer dans le rapport. Une page, puis deux, trois…. Quatre. Puis six, sept.

Ses descriptions semblaient ne pas vouloir s’arrêter et Wounw se surprit à se croire face au récit d’un historien raté. En se retenant de prier Solal d'abréger ses souffrances, elle pousse un soupir en tournant les dernières pages du rapport. Enfin.

Balayant les dernières lignes avec une précipitation qu’elle punirait si elle ne venait pas de sa personne, la lieutenante se redresse. Le bois grinçant de la chaise couvre son soupir satisfait. La conclusion du rapport était appréciable et la mission hautement réussie. On avait enterré les deux petits d’un bériflore en dehors du cimetière pourtant prévu à cet effet, et les corps se décomposaient dans la boue, près du cours d’eau. Rien de très pétillant, mais qui nécessitait effectivement l’intervention d’un membre de la Garde. La jeune faery explique avec un lettrage impeccable que les corps ont de suite été retirés et qu’un membre de la garde Absynthe fut aussitôt appelé pour traiter la rivière, la terre et les quelques malades. Ces derniers restaient à surveiller mais la situation n’était pas alarmante.

Satisfaite par l’organisation de sa disciple, bien meilleure que les deux autres, Wounw cachette le rapport dans une enveloppe numérotée avant de le répertorier. Sourcils froncés, elle parcourt la bibliothèque en silence. Dans l’immense pièce richement décorée, deux brownies lui tenaient faussement compagnie. L’un d'eux croise son regard avant de le détourner. Petites billes de jais, Wounw lui devine une appartenance à une espèce d’oiseaux de nuit. La journée de l’inconnu avait certainement commencé lorsqu’il était entré dans la pièce il y a une heure.
L’autre, petite rate, ne lève pas les yeux de son manuscrit. Seul le bruit de sa queue frottant l’air avec régularité concurrence celui de sa plume nerveuse sur le papier.

Même si son visage n’en montrait rien, Wounw se savait fascinée de celles et ceux qui se contentent des espaces clos. Écrire toute la journée… Lire toute la journée. Ce n’était pas une vie. Ce n’était pas la sienne en tout cas, elle en était persuadée. Écrire des rapports, cela passait encore. Mais écrire une lettre ? A quoi bon ? Et puis, à qui ?

Lire ne la fatiguait pas, mais l’irritait plutôt. Parce qu’elle ne contrôlait pas tout. Un dialogue oral peut s’interrompre. Un regard, un geste, suffit bien rapidement à en faire taire certains. Face à un parchemin, elle se sent presque enfant. Il est difficile d’arrêter ses yeux de courir sur les mots. Il lui est difficile de ne pas se sentir dépendante de ces petits caractères d’encre. Et bien que cela lui soit difficilement supportable, répertorier et trier une première fois les rapports de ses recrues font partie intégrante de son statut actuel. Fort heureusement, cela ne devrait plus durer longtemps. Qui s’en chargera une fois qu’elle portera le diamant de l’Étincelante ? Ce poste là sera-t-il occupé par une personne de son choix ? Le temps le lui dira.

En attendant son moment, la dame revient à sa table et range les quelques rapports restants. Sa concentration vacillante sur celui de Marsimé, pourtant très bon, lui avait fait comprendre qu’il n’était plus l’heure pour elle de continuer cette tâche. Peut être que demain, le Soleil la motivera assez. Assise sous le Cerisier Centenaire, près de Valkyon.

Valkyon à qui elle n’avait pas encore rendu visite officiellement. Depuis la cérémonie d’adieu, elle n’avait pas réussi à s’approcher du lit éternel du dragon pour y méditer sereinement. Pierre tombale au bon goût discutable, qui la narguait de sa silhouette écaillée. A croire que Valkyon et Lance ne pouvaient, même séparés par la mort, vivre indépendamment de l’image de l’autre.

Pourquoi n’y était-elle pas passée ? Elle n’avait jamais voulu se poser la question. Elle avait fui, tout simplement. Réalisant ses entraînements, ses cours et ses combats, à quelques mètres seulement du petit dragon de pierre.

Ses yeux bleus, devenus gris dans l’obscurité de la bibliothèque, se risquent à regarder à travers l’immense fenêtre de la pièce. Comme si son défunt ami pouvait se tenir de l’autre côté et lui faire signe de descendre discuter. Il n’en fut évidemment rien. Elle ne percevait que la cime du cerisier au loin, éclairée de cette lumière artificielle qui devait certainement demander trop d’énergie. Mais rien n’était trop beau pour l’Oracle, ni même pour le martyre du royaume d’Eel.

Ses mâchoires s’agitant sous la crispation à ce souvenir, Wounw finit par se décider et range parchemins, tampons et plumes avant de quitter la pièce sans un regard pour les deux derniers occupants.

Le cœur fébrile, elle le sent pourtant taper plus fort à chaque fois que ses pieds foulent le sol du QG. D’abord le marbre du hall, puis la terre battue du marché. Elle s’agaçait de se voir prendre un pas plus décidé encore qu’habituellement, tout en sachant pertinemment que la température de la nuit n’était pas responsable de sa chair de poule.

Être confrontée au cercueil de Valkyon dans ses fonctions était une chose. Se retrouver devant sa tombe de son plein gré en était une autre. Et pourtant, Solal savait qu’elle en avait fait des choses, de son gré.

La tombe n’avait pas bougé. Toujours aussi laide. Toujours aussi ridicule. Toujours aussi minérale. Ce petit dragon avait quelque chose de risible et c’était peut-être là la fuite la plus facile à prendre. Alors Wounw laisse échapper un petit soupir amusé en s’asseyant devant. Même ainsi, les jambes croisées sur l’herbe froide, elle était plus grande que ce qui représentait maintenant le précédent chef Obsidien.

Le rire finit par s’enfuir lorsque le contact visuel se prolonge. Seule devant la tombe, Wounw oublie de cligner des yeux. Peut être que le dragon le fera avant elle. Elle l’espérait secrètement, avant de remarquer que la statue ne semblait pas en avoir… Sa tête était trop petite, et les écailles trop grossièrement sculptées pour laisser de la place à un quelconque globe oculaire. Son combat était perdu d’avance. Alors Wounw détourne le regard en posant ses mains derrière elle, s’y appuyant. Les yeux humides, elle fixe le ciel, sans pouvoir y lire quoi que ce soit. La nuit ne lui était pas familière. Pourtant, lire les étoiles ce soir semblait plus accessible qu’écouter son cœur. Au moins, elle était là. Incapable de parler, mais là.

Le silence n’était pas un intrus pour eux. Et encore moins l’un avec l’autre. Même pour leur dernière entrevue, il s’était invité. Et Wounw avait cru pouvoir le tolérer.

Le retrouver ici, ce soir, sur cette tombe, était peut-être pire que tout. Et à mesure qu’il s’installait ici, ses pensées se faisaient plus bruyantes. Plus visuelles aussi. Lance, partout. Valkyon aussi, ou ce qu’il en restait. Était-il allongé sous elle, juste après le gazon ? Cet horrible dragon en pierre était-il en train de lui écraser le visage ? Pour ce qu’il en restait…

-Pour l’amour du Ciel Wounw, finit-elle par cracher en se passant la main sur le visage.

Le silence, chassé, s’en était allé. Remplacé par le vent sifflant dans l’arbre non loin, Wounw soupire en se redressant, avant de laisser tomber sa tête sur celle du petit reptile insolent. Quels mots devaient-on dire à une tombe ? Elle avait l’impression d’être la première personne de cette terre à vivre pareille situation. Et si d’habitude, elle s’en réjouissait, cette fois-ci était une autre affaire.

-Je suis persuadée que tu n’es même pas sous ce gazon.

Et comme pour appuyer ses propos, elle gratte de son index la terre au pied du socle. Timidement, plus pour avoir quelque chose à faire que pour atteindre réellement quoi que ce soit. Sa phalange, tatouée de rouge comme toutes les autres, disparaît dans la terre à mesure que les secondes passent.

Et soudain, elle se retourne.

Quelque chose était là.
Ou plutôt quelqu’un.

Se sachant démasqué, Nevra se redresse. Adossé au mur, bras croisés, sa posture contraste avec l’air presque navré qui traverse son visage.

-Depuis combien de temps tu es là ? lui lance Wounw en se redressant.

Son temps de méditation était terminé. Sa discussion avec Valkyon aussi. Cela lui coûterait trop d’efforts et de réflexion de prononcer un au revoir qu’elle trouverait convenable, alors elle ne dit rien. L’idée de se fatiguer trop longtemps pour une politesse qui ne sera plus jamais entendue ne l’intéressait pas.

Mal à l’aise, elle se lève, s’époussette et regarde le vampire s’avancer tel un félin. L’œil vif, sans un bruit, avec une grâce presque interdite.

-Je ne savais pas que tu venais te recueillir ici, lui lance-t-il.

-Moi non plus.

Un silence s’installe, différent du précédent. Plus dur, plus angoissant. Wounw comprend facilement que Nevra n’est pas ici au hasard. Ses condoléances avaient déjà été communiquées il y a des semaines.

-Tu as fini ? finit-il par demander presque poliment,

-Oui.

Elle ne comprenait pas ce que cela pouvait lui faire, mais elle se laisse guider presque solennellement jusqu’au kiosque. Puis Nevra s’arrête. Sans parvenir à discerner si le visage balafré affiche une lassitude devenue pérenne ou une gravité presque inquiétante, elle se gratte la mâchoire en l’interrogeant du regard. Que lui voulait Nevra, qui ne pouvait être dit devant le Cerisier ?

-Je sors d’un conseil, Huang Hua a choisi Lance pour remplacer Valkyon.

Le silence. Encore. Presque assassin. Celui qui vous brûle les tympans et vous écrase les tripes. Wounw aurait pu avoir besoin de se tenir à un pilier du kiosque si une rage sourde ne venait pas de se réveiller au plus profond de son âme. Le vent, plus froid que jamais, agite les branches aux alentours d’un sifflement mauvais, presque moqueur. La colère est encore trop forte pour laisser place à l’humiliation, mais elle la devine sans peine arriver au galop.

Nevra lui, reste immobile. Attendant que le choc soit encaissé. Puis il soupire en se tournant vers le QG fièrement debout au loin, au milieu du ciel étoilé. A travers ses fenêtres, on devine ses protégés endormis. Seule la Salle du Conseil est effectivement allumée. Même la bibliothèque semble ne plus contenir de bougies dansantes en son sein.

-Je tenais à te prévenir, parce que… Parce que.

Parce que Valkyon est mort sous tes yeux. Parce que Lance est un assassin. Parce que tu le déteste. Parce que tu convoitais ce poste. Parce que tout le monde t’imaginait à cette place. Parce que tu es ridicule.

Wounw ne savait pas. Et pourtant si. Parce que Valkyon était mort pour rien. Et parce que Lance ne sera pas puni. Parce qu’on lui volait sa couronne. Parce que tout ceci n’était qu’une injustice, et que Nevra le savait autant qu'elle. Voilà pourquoi.

Les mâchoires serrées, elle n’ose même pas soutenir le regard de Nevra, qu’elle sent pourtant sur elle comme un insecte agaçant. Elle ne savait pas quoi dire. Elle ne savait pas quoi penser. Elle ne savait pas quoi faire. Comme si tout s’écroulait autour d’elle comme en elle.

Il était peut-être encore temps d’arrêter ce cataclysme.

-Où est Huang Hua ?

-A l’infirmerie de nouveau, Eweleïn ne l’a laissée sort-

Voyant que la Rouge s’enfuit déjà, d’un pas précipité, Nevra s’élance dans son ombre. Le sang de Wounw battant contre ses tempes, le vampire peinait à croire qu’elle puisse entendre quoi que ce soit d’autre. Lui en tout cas, observait le monde sursauter au rythme de la colère de sa voisine. Jusqu’à ce que les voix de Keroshane et d’Ezarel se fassent entendre au loin.

Postés devant la Salle du conseil, les deux Étincelants offrent leurs meilleurs arguments face à un Zeng Zifu particulièrement à cran. Les joues creusées, le vieil homme semblait porter sur ses épaules tout le poids des nouvelles responsabilités de son phoenix souffrant.

-J’ai tout de même du mal à croire que personne au sein de l’Étincelante n’ait eu conscience de ce fait pourtant crucial.

-Nous en avions une vague idée, mais pas que cela puisse être aussi puissant, lui répond Ezarel comme un enfant à qui l’on reprochait d’avoir écrit sur le mur.

-Des tests ont été effectués, soyez en sûrs. La garde Absynthe avait été avertie, ajoute Kero.
-Par Wounw d’ailleurs, précise Ezarel.

-Cessez de mettre cette recrue dans l’Etincelante jeune homme, elle n’y est pas et l’annonce faite ce soir vous le confirme pour de bon, s’agace Zeng Zifu en lissant ses lourdes manches.

Les yeux de l’Elfe se plissent derrière les mèches bleues, défiant du regard celui qui détenait désormais une grande autorité au QG. Les arguments ne pouvaient être contestés, et personne ne pouvait s’y opposer. Du moins pas ce soir, il était trop tard, trop tôt, tôt tout. Ezarel se retourne en entendant Wounw, fraîchement citée, ouvrir d’un coup de pied la porte du hall sans aucune compassion pour les endormis du bâtiment.

Derrière elle, Nevra termine sa course et offre aux trois étincelants un regard entendu. De son côté, Wounw ne s’arrête qu’un fois le plateau de marbre traversé puis prend le temps de respirer avant de gravir les marches la séparant de l’infirmerie.

-Elle sait, soupire Nevra en se frottant une paupière avec lenteur.

-Quoi ? s’écrie Ezarel.

-Il faut lui dire la vérité ! Elle l’apprendra demain quoi qu’il arrive.

-Je suis toujours là, lance la Rouge à travers la pièce. Si vous avez décidé de rendre la situation encore plus énervante qu’elle ne l’est déjà, continuez je vous en prie.

Postée au milieu de l’escalier, son regard assassin les scinde les uns après les autres. Lorsque les billes céruléennes croisent celles de Zeng Zifu, celui-ci les détourne en claquant la langue, se retenant bien de commenter quoi que ce soit. Penaud, Ezarel n’ajoute rien mais fusille Nevra du regard, qui essaye tant bien que mal de lui expliquer en silence les raisons de son geste. Keroshane lui, préfère s’avancer vers Wounw et pose sur son bras une main sage qu’il espère, la retiendra de toute imbécilité.

-N’en veux pas à Huang Hua, elle a sa propre manière de gérer son peuple, et nous en faisons désormais partie. Les fenghuangs ont toujours été satisfaits.

-Je ne suis pas une fenghuang, feule-t-elle en retirant son bras de ce contact non désiré. Et je refuse de voir un meurtrier à la tête d’un tiers de la garde. A la place de son frère !

Si le visage impassible de la dame n’offrait que peu de sourires, nombreux seraient surpris de constater qu’il lui arrivait plus de fois qu’on ne pouvait y penser de crier. Elle se connaissait, les cris venaient toujours avant les poings. En mission, c’était une chose dissimulable, voire même utilisable. Au beau milieu du Quartier Général, en pleine nuit, après une réunion à laquelle elle n’avait même pas été conviée, c’était tout de suite plus délicat.

-La mort de Valkyon est plus délicate qu’il n’y paraît… chuchote Keroshane, avec un voile de tristesse sur le visage.

-Parce que tu y étais ? Et toi ? Et toi ? Et vous ? Qui ici y était ?

Le bras ouvert, Wounw regarde chacun de ses interlocuteurs les joues roses. Il faisait chaud, d’un coup, et ce n’était définitivement pas grâce au Soleil.

-Personne ici, et regarde bien mes lèvres, personne n’y était si ce n’est moi, et Lance. Personne ne comprend les enjeux. Pourquoi Lance ? Et pourquoi pas Valkyon, tant que vous y êtes ? Non- Ne me touche plus, surtout quand tu me parles comme à une gosse.

Son bras droit la protégeant de toute nouvelle tentative de contact de la part de la licorne, Wounw le fixe un instant avant de chuchoter. Il fallait qu’elle se calme, avant d’affronter Huang Hua. Il fallait que sa voix se pose. Même si c’était la dernière chose qu’elle avait envie de faire. Se taire. Et ne pas péter ces affreuses lunettes à la force de ses doigts.

-Je vais monter. Voir Huang Hua. Et je vais lui expliquer pourquoi, ce que tout le monde semble tolérer ici, est une très mauvaise idée.

Discrètement, Zeng Zifu secoue la tête en regardant Nevra, comme s’il cherchait un soutien. Il ne le trouvera pas ici puisque le vampire préfère disparaître en direction de ses appartements. Mais ni lui, ni Ezarel, ni Keroshane ne parviennent à retenir la lieutenante de fouler les marches de l’escalier jusqu’à l’infirmerie, ni d’y entrer sans même prendre la peine de toquer.


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Par chance, Huang Hua n’était pas encore endormie. Wounw aurait pu attendre assise contre la porte s’il le fallait. Mais non, cela ne fut pas nécessaire. La phoenix était alitée, adossée contre le dossier de son lit, une couverture jusqu’à la taille et recouverte de bandages sur la quasi-totalité de son buste. Wounw ne l’avait pas revue depuis le jour de l’accident. Enthraa ne l’avait définitivement pas ratée.

En quelques jours, Huang Hua avait maigri drastiquement. Ses pommettes attiraient toute la lumière de la pièce, comme un rocher abrupt au milieu d’une mer de peau. Son teint était d’un gris jaunâtre. Ses yeux cernés. Et on devinait aux frontières de ses bandages de vilaines croutes. L’épiderme semblait tirer sur lui-même pour se soulager de ces plaies qu’on pouvait aisément croire béantes au moindre mauvais mouvement. Mais contre toute attente, Huang Hua avait les yeux pétillants.

Penchée au-dessus d’elle, Eweleïn changeait le linge entourant son poignet droit. Un moment complice que Wounw interrompt. Les deux femmes, sourire en coin, échangeaient sans dire quoi que ce soit. La présence de l’une semblait suffire à leur bonheur momentané, instaurée par les blessures de l’autre.

Wounw se retient de vociférer quelque chose pour signifier sa présence. Plutôt, elle ferme la porte sans les quitter des yeux et s’approche. Elle ne savait pas comment commencer. La présence de l’infirmière compliquait les choses.

Mais elle n’eut pas le temps de s’approcher plus encore que Huang Hua se redresse sous ses draps.

-Wounw. Je ne t’attendais pas si tôt, mais je suis ravie de te voir aussi investie.

Presque instinctivement, Wounw se tourne vers Eweleïn pour se persuader d’avoir entendu ce qu’il venait d’être prononcé. La mâchoire crispée, elle finit par s'asseoir sur une chaise que la fenghuang lui désigne. L’entrevue était donc belle et bien prévue.

-Je vous laisse discuter, chuchote l’elfe en retirant avec délicatesse ses doigts de l’épaule de la blessée.

-Oui, je te remercie.

Quelques minutes de silence pour leur laisser le temps d’être complètement seules. Comme si leur comportement allait pouvoir changer du tout au tout. Les deux savaient pertinemment qu’il n’en serait rien. Il y avait trop gros à parier. Et trop à perdre, même si les dés étaient déjà joués.

Et quand enfin, Eweleïn disparaît, Huang Hua offre la parole à Wounw d’un signe de tête.

-Je te somme de réfléchir davantage, lâche finalement la recrue.

-Je te remercie pour ce conseil, mais je suis navrée de t’informer que je ne me suis pas abstenue de le faire avant de prendre pareille décision.

-Huang Hua. Tu ne peux nommer le fratricide et le génocidaire à la tête des recrues chargées de défendre le royaume.

-Et pourtant, si ce n’est toi, qui essaye de m’y empêcher ? lui demande la phoenix d’une voix presque tendre, en lissant un pli près de sa cuisse.

Sourcils froncés, Wounw se redresse. A quoi jouait-elle ? Ce n’était pas une véritable question. Même si Wounw en avait la réponse, elle ne pourrait la prononcer sereinement.

-Valkyon n’aurait jamais voulu ça, finit-elle par lâcher.

-Mais Valkyon n’est plus là pour donner son avis et- non reste assise, c’est un fait. Valkyon n’est plus là donc, et c’est moi qui suis responsable de l’avenir de la Garde. La Garde l’annoncera demain publiq-

-Valkyon n’est plus là parce qu’il a été tué par celui que tu vas nommer demain !

-En attendant… reprend l’alitée en inspirant, en attendant, tu feras chercher Lance dans sa chambre demain matin. Je te sais matinale, tu auras les premières heures de la journée à consacrer à votre premier échange sous cette nouvelle hiérarchie.

-Je te demande pardon ?

-Tu es la plus haute gradée obsidienne actuellement, que Lance soit ton chef ou non. C’est à toi qu’il revient d'amener Lance le jour de l’annonce.

-Ce ne sont pas mes mains qui le placeront à ce rang.

-…C’est ton choix et je le respecte. Qui donc le fera alors ?

-Je n’en sais rien ! Huang Hua je ne suis pas un putain de mur, ou Zeng Zifu, qui se satisfait d’écouter sans qu’on lui réponde.

-Tu serais surpri-

-Je veux des réponses. Je veux comprendre. Pourquoi Lance ? Pourquoi pas n’importe qui d’autre !

-Est-ce que c’est vraiment ce que tu veux ? Des réponses ? Tu n’es pas un membre de l’Etincelante Wounw, si tu veux des réponses, tu poseras tes questions demain comme tous les autres.

-Pourquoi Lance ?

-Pourquoi pas toi, c’est ça la question ?

-Pourquoi est-ce que tu libères l’organisateur d’une révolte en laissant croupir les endoctrinés en bas dans l’acide !

-Je ne pense pas qu’elle le vive aussi mal que moi, cet acide, rigole-t-elle avec retenue.

Voyant que cette boutade ne fait rire qu’elle, Huang Hua reprend rapidement.

-J’ai décidé de ne pas punir Enthraa de cet incident. J’aimerais instaurer une relation de confiance avec le peuple. Je lui pardonne.

-Tu te fous de la gueule du monde, crache Wounw en se levant d’un coup pour lui attraper le haut.

Mais perturbée par l’état de santé de son interlocutrice, la poigne de Wounw pourtant bien décidée perd contenance et finit par se refermer maladroitement sur le tissu fragile. Huang Hua est à peine soulevée de son oreiller et Wounw pas calmée pour un sou.

Silencieuse, la brune fixe la lieutenante, patiente. Les billes dorées ne quittent pas Wounw des yeux lorsque celle-ci se redresse et enferme son propre visage dans une main crispée. Comme si serrer son portrait lui permettait de détendre le reste de son corps. Malheureusement pour elle, il n’en était rien et pour ne plus attraper quoi que ce soit de vivant ou de blessé, Wounw s’éloigne faire les cents pas.

-Donc c’est ça, ce qui s’est passé ? Ce que Keroshane décrit comme « plus délicat qu’il n’y paraît » ! Lance s’est excusé entre deux pirouettes et tu as estimé que sa rédemption en valait la peine ?

-La Garde nécessitait un chef obsidien. J’ai longuement discuté avec lui, ces derniers jours, et Keroshane pourrait avoir raison. Comme pour Enthraa, ou même Leiftan ou Chrome, il est question ici de confiance. Avec lui, comme avec toi.

-Parce que tu fais confiance à Enthraa et à Lance ? lâche Wounw en fermant maintenant ses mains sur le dossier de la chaise posée près du lit.

-Possiblement.

-Enthraa t’a défigurée.

-C’était un acte pur, dénué d’intérêt. Enthraa ne fait pas confiance. C’est un vide à remplir. Une fois le vide rempli, elle ne sera plus dangereuse.

Wounw se redresse en fronçant les sourcils. Pourquoi, de Huang Hua, semblait-il émaner une lumière presque chaude ? Comme un lever de soleil qui s’accompagne de toutes les réponses. Pourtant, objectivement, la phœnix ne dégageait rien de plus qu’une impression de souffrance presque cadavérique, recouverte ainsi de ses bandages tachés de pus. Mais son visage, ses yeux ou même son sourire dégageaient une telle douceur que même agacée par cette attitude, Wounw ne pouvait que se détendre. Finalement, Huang Hua voyait Enthraa exactement comme elle, à un détail près peut-être.

-Enthraa sera jugée pour le meurtre d’Erika, mais pas pour son attaque, et il est possible que tu me sois utile après ce procès. Cela dit, pour être tout à fait transparente avec toi… sache que je ne te fais pas confiance.
L’or et l’azur se rencontrent de nouveau, d’une manière plus sérieuse encore que précédemment.

-Je ne te fais pas confiance Wounw, répète Huang Hua plus fermement, comme pour sceller ces mots. Mais je nous accorde à toutes les deux, toi comme moi, le bénéfice du doute. Tu peux remercier Miiko de m’avoir suffisamment convaincue.

Attentive, Wounw se tait. Certains profils pourraient croire que sa garde se baisse soudainement, l’égo meurtri. Il n’en était rien. Silencieuse, elle observe sa supérieure continuer.

-Tes fonctions diplomatiques par delà le quartier Général, ainsi que tes capacités physiques sont ce qui te sauvent. Les relations que tu as su créer au fil des ans nous sont encore trop utiles pour que je puisse prendre la moindre décision si mon impression venait à être confirmée. J’aimerais que tu en sois consciente.

Wounw ne répond pas. Huang Hua n’avait pas posé de question, mais elle venait de poser des menaces. Que risquait-elle ? Elle ne le savait pas encore. Certaines nuits de sommeil à cogiter pour l’instant, c’était une certitude.

Remise à l’ordre, la colère passée, il ne restait plus que la rage sourde, grondant dans ses tripes telle l’acide où se trouvait Enthraa. Finalement, elle et la sirène partageaient plus qu’elle ne le pensait. Menottées à cette aigreur dévorante qui rythme chacun de leurs faits et gestes.

-C’est une question de confiance, conclut la blessée.

-Tu l’as déjà dit.

-Tu n’as pas répondu.

-J’ignorais que c’était nécessaire.

-Est-ce que tu as d’autres questions ?

-Je n’ai pas l’impression que tu aies répondu à ne serait-ce qu’une seule de mes interventions Huang Hua. Pourquoi est-ce que j’aurais des questions maintenant ?

-Ma décision est prise et tu n’as fait que la contester, te répondre n’aurait servi à rien. J’attendais que tu te calmes. Désormais, je te demande si tu as des questions.

Comment faisait Miiko pour supporter cette saloperie ? A elle aussi, elle lui parlait avec ce ton mielleux perpétuellement ? Pas étonnant qu’Enthraa lui ai envoyé un bout de sa baignoire au visage.

-Je n’ai pas de questions.

-Tu m’en vois étonnée.

-Et moi donc, râle la Rouge en se redressant.

L’échange semblait être clos et elle ne voulait pas rester une minute de plus dans cette infirmerie à l’odeur de morgue.

-Tant que je t’ai sous la main Wounw, est ce que tu peux m’éclairer ? demande Huang Hua en se penchant avec lenteur vers la table la plus proche, pour y récupérer de vieux rapports. Après lecture des rapports à stocker, je m’interroge. Qu’est ce que “le solstice” dont tu dates chacun de tes rapports ? J’ai remarqué ‘1065’… ‘1062’… ‘1070’… et ‘1073’ depuis quelques mois ?

-J’ai appris à compter les jours comme ça. Chez moi.

-Hm… Et personne d’autre ne le fait ici ?

-Personne ne vient de là bas.

-A part toi.

-A part moi.

Devant l’air intrigué de la fenghuang, Wounw se retient de lever les yeux au ciel. A la place, elle se contente de prendre une grande inspiration. Elle n’avait que moyennement envie de répéter pour la énième fois qu’elle comptait les années ainsi puisque dans ses falaises, il ne faisait jour qu’une fois par an. Et surtout pas à Huang Hua après cette conversation. A défaut de lui accorder sa confiance, Huang Hua lui prêtait un peu trop d’intérêt.

-Et le… 1074ème sostice est il passé ?

-Pas encore. Il n’a pas neigé ici encore.

-Oh. Alors tu viens de loin.

Soudainement mal à l’aise, Wounw se redresse et ajuste son pantalon pour se donner contenance.

-Est-ce qu’à l’avenir, disons qu'une fois ce solstice passé, tu pourrais te caler sur la datation officielle du royaume ? La tienne est un peu floue, pour nous.

-…Soit.

Evidemment qu’elle ne le ferait pas. Elle avait déjà essayé. Keroshane avait déjà tenté à son arrivée à la garde de lui apprendre comment compter autrement. Un fiasco sans nom. Certains de ses rapports étaient devenus erronés, car mal datés. Mais qui s’en souvenait ? Elle avait pu brûler la plupart de ces erreurs de jeunesse durant ses années Absynthe. Plus de traces, plus d’erreurs, plus de preuves.

Mais au-delà de cette incompréhension mathématique, il y avait l’aspect théologique. Ne plus compter les solstices, c’était lui demander de renoncer à ce qui lui était le plus cher. Et elle ne pouvait s’y résigner.

Avec un peu de chance, Huang Hua oublierait cette demande le temps que le 1074e solstice arrive.

-Je vais y aller, lâche Wounw en se dirigeant vers la porte, fuyant toute possibilité de poursuivre cet interrogatoire non homologué.

-Bien, tu me donneras un nom, pour celui qui ira chercher Lance demain. Si je n’en ai pas à midi, je désignerais une personne de mon choix.

-Tu peux commencer à y réfléchir de suite.

Les yeux d’or se ferment le temps d’un sourire, presque amusé, tandis que Wounw quitte la pièce déçue, frustrée mais surtout humiliée de n’avoir pu obtenir ce qu’elle désirait.

---

La mer s’étendait sous ses pieds, et à perte de vue. L’astre solaire, cloué au ciel, frappait de sa lumière tout le relief karstique qui peuplait les alentours. D’ici, elle ne pouvait voir leur sommet, mais devinait aux touffes verdoyantes qui en dépassent que la hauteur descendue n’était pas aussi longue qu’elle l’imaginait. Postée sur un rebord de l’épaisseur d’un orteil, l’enfant colle son torse à la falaise tiédie par le soleil. Le vent lui asséchait les yeux et emporte les larmes qu’il créait, alors qu’elle tente de regarder par-dessus son épaule.

A plusieurs dizaines de mètres sous ses petits pieds s'écrase contre la pierre compacte l’écume nacrée qu’elle avait toujours connue. D’ici, le grondement est discret mais le vent rend tout plus sec, plus dur, plus abrupt. Les vagues presque silencieuses qu’elle observe de là-haut lui font penser à des monstres frustrés, rampant inlassablement contre la pierre qu’ils ne pouvaient monter, dans l’espoir qu’un jour peut-être, ils la verraient glisser et la dévoreraient.

Mais elle n’était jusque-là jamais tombée. Elle avait failli. Une fois. Et n’était pas retournée grimper pendant de longues semaines. Mais l’appel de la roche était trop fort. L’appel du vent. L’adrénaline qui lui parcourt l’échine quand seuls quelques-uns de ses doigts permettaient à son petit corps de ne pas chuter. Remonter ces murailles naturelles était une chose, les descendre en était une autre. Par chance, on commençait toujours par le plus difficile. Les siens vivaient au plus proche du ciel, peut-être dans le but, qu’un jour, ils pourraient le toucher ? C’était idiot.

Elle préférait descendre. Voir la mer s’agiter comme si elle l’excitait. Sentir le vent devenir plus violent à mesure qu’elle s’approchait des vagues, comme un avertissement. Elle y avait jeté un oiseau, un jour. Sans une once de culpabilité. Pensant ses petits en danger, une mère avait attaqué l’enfant, manquant de la faire chuter. L’escalade retour de la bipède avait alors été parsemée de petites taches rouges. Elle avait appris ce jour-là qu’étrangler un être vivant pouvait étonnamment faire couler beaucoup de sang, pour peu que la poigne soit trop forte. Certaines de ces traces étaient d’ailleurs toujours là, plus résistantes que le vent.

Le sang sous ses ongles avait tenu un moment avant de finalement disparaître. Elle avait patiemment attendu qu’il s’en aille avant de redescendre. Être propre pour la falaise. Elle avait depuis pu constater qu’un nouveau nid avait remplacé le précédent. Cette fois-ci, elle n’y avait pas touché.

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Les minutes de la nuit précédente avaient été comptées, vécues, subies et recomptées. Sans trouver le sommeil, Wounw avait assisté au lever du Soleil impuissante, son O’oluray endormi sur son ventre. Précieux s’était agité sous l’effet de ses rêves. Wounw elle, n'avait pas bougé. Ni pendant la nuit, ni au petit matin, et encore moins à l’heure à laquelle elle aurait dû aller chercher Lance. Elle se refusait de croire qu’elle n’était déjà plus en colère. C’était impossible, elle se connaissait. Néanmoins, elle ne pouvait nier avoir rapidement accepté la situation. Lance serait de retour au QG. Cela ne voulait pas forcément signifier que la place du chef Obsidien était perdue à jamais. Elle était bien placée pour le savoir.

Alors, faussement négligente, elle avait regardé le Soleil grimper à travers le ciel jusqu’à ce que le sommeil finisse par l’attraper. Quelques heures à peine, avant qu’elle n’en ressorte, les traits plus tirés encore qu’à la fin de la nuit. Ne pas dormir était une chose. Dormir trop peu en était une autre. C’était peut-être même pire.

Jour de cérémonie signifiait absence d’entraînement. Les recrues étaient visiblement ravies, à en entendre les exclamations dans le couloir. En s’étirant, Wounw réalise qu’avoir perdu cette place si chère à ses yeux, signifiait avoir également perdu l’opportunité de changer de chambre. Et pourtant, elle se savait impatiente des avantages des étincelants.

Qu’à cela ne tienne, sa garde-robe n’étant pas immense, elle se contenterait de revêtir une tenue quotidienne. Si ce n’était pas elle qu’on sacrait, il était hors de question que ce jour devienne aussi important qu’il aurait dû l’être. Subtil moyen d’également rappeler à ses recrues qu’elle était prête pour leur faire vivre l’équivalent de deux jours d’entraînement demain.

Le cœur humilié mais fier, elle termine de se préparer en décorant une de ses clavicules du badge de sa garde. Étincelle rouge perdue au milieu de la nuit. La perle sculptée était fréquemment nettoyée et semblait ainsi neuve chaque matin.

A la cuisse de la dame, une de ses dagues accrochées à une lanière de cuir. Sa sœur jumelle restera dissimulée dans sa botte. Pas besoin d’apparaître trop armée, mais nécessaire de l’être. Aujourd’hui était un peu une déclaration de guerre et Wounw ne pouvait accepter de sortir sans protection. Qui savait ce qui pourrait arriver ?

Le pas lourd, elle verrouille la porte de sa chambre et suis les retardataires à travers les couloirs. La plupart des recrues étaient déjà présentes dans la pièce maîtresse du bâtiment, le visage levé vers celle dont on semblait boire les paroles.

Postée devant la porte de l’infirmerie, Huang Hua se tenait au sommet de l’escalier, l’air impérial malgré la maigreur de son cou abimé. C’était sa première apparition publique depuis cet événement. On lui avait coupé les cheveux dans la nuit. Elle arborait maintenant une coupe courte, plus fraîche, et étrangement plus élégante malgré tous ses bandages qui entouraient son corps. De son oreille gauche à son torse, aucun centimètre de peau n’était visible. Habillée par-dessus ses pansements, on les retrouvait à son avant-bras jusqu’à sa main gauche, qu’elle ne bougeait pas. L’autre était fermée sur une gracieuse canne de bois vernis.

Si l’on sentait le contrecoup de son accident, il fallait reconnaître que la phœnix semblait plus en forme que la veille au soir. Wounw ignorait comment ou même pourquoi ? Les cataplasmes d’Eweleïn sans doute. Ou du maquillage. Elle devinait de loin un turquoise décorer les yeux dorés.

Le menton haut, la Rouge s’adosse au mur le plus proche, bras croisés. La foule lui tourne le dos, ce dont elle se réjouit. Personne ne semble avoir remarqué sa présence. Peut être avait on essayé de la chercher, au début ? L’annonce maintenant passée, tous les yeux n’étaient rivés que sur l’héritière de Miiko. Lance n’était pas encore apparu. Pour l’instant, Huang Hua expliquait avec calme et chaleur pourquoi elle refaisait venir à un titre privilégié, celui qui leur avait déclenché la guerre il y a quelques semaines à peine. Bien sûr, ce n’était pas son propos. Mais c’était l’idée.

Sourcils froncés, Wounw observe les réactions. Nevra au loin, croise son regard avant de détourner le sien, courbant finalement l’échine face à la situation. Sa simple présence aux côtés de sa supérieure, face au peuple, suffisait à trahir sa position. Certains lancent des questions, sans forcément obtenir de réponses. Huang Hua accepte de répondre à certaines, pas à d’autres. Son envie de « confiance » est évoquée plusieurs fois. Wounw ne comprend toujours pas. Visiblement, elle n’est pas la seule. A ne pas comprendre, mais à se taire.

Séparée des Étincelants par une mer de crânes, un océan de marche et un bain de lumière qui ne l’atteint pas, Wounw se redresse lorsque finalement, Lance est annoncé. La mâchoire serrée et douloureuse, elle écrase ses phalanges dans un craquement discret, alimentant le bruit de la foule happée par le dragon apparu.

Lance est maintenant à côté de Huang Hua et Wounw toujours à terre. Quelques visages se tournent vers elle, suivis de quelques chuchotements. Elle remercie Solal de ne pas l’avoir faite vampire, car elle en aurait certainement vidés un ou deux de leur sang si elle les avait entendus distinctement.

Le dragon n’avait pas l’air fier, au contraire même, il semblait craindre de croiser le regard de la foule. Pourtant, il se tenait droit et Wounw reconnaît là l’amour du garçon pour l’ordre respecté. Lance avait de nouveau une mission ; la cérémonie devait couler de source. Alors il se tait, ne croise pas de regard, n’attise aucune haine, aucune réaction et ignore Wounw à la perfection lorsqu’il semble deviner sa silhouette au fond, découpée sur le mur clair du hall.

C’était la première fois qu’elle le revoyait à la lumière du jour. Il y avait quelque chose de lunaire dans le fait de le voir éclairé par l’acide, comme si ces moments sous terre ne faisaient pas partie de la réalité. Mais le voir baigné de soleil, comme lors du jour de la mort de Valkyon, vide complètement l’esprit de la lieutenante.

Il n’y avait plus que des éclairs. Déflagration de souvenirs, de scènes. Les éclats d’une amitié brisée et d’un poste perdu. Tout ça parce que cet homme se tenait là. Bêtement, elle repense à sa réflexion matinale. Bien que non elle n’avait pas accepté la situation. Les tripes dansantes, elle n’avait qu’envie de vomir. Elle aurait pu le faire sur le premier venu. Cette recrue par exemple, pourquoi pas. Il ne regretterait pas son haut hideux. Qui porte encore de nos jours un tissu pareil ?

Un trait à gauche, un trait en bas, un trait à droite. Un trait en bas plus long. Puis un trait à gauche de nouveau…

Se concentrant sur les motifs géométriques de l’inconnu devant elle, Wounw laisse Huang Hua terminer son monologue, comme un bruit de fond.

Trait à droite, trait en bas plus long, trait à gauche, trait à droite.

Vraiment un horrible motif. Grand dieu que les gens s’habillent mal.

Mais ce haut avait au moins une raison d’exister. Elle ne vomirait pas dessus, grâce à lui. Un peu plus calme, son ouïe retrouve ses fonctions et elle entend Huang Hua inviter les faerys non convaincus par son choix, à lui écrire une missive qu’elle lira dans une quinzaine de jours.

A cette annonce, la foule s’anime un peu. Indistinctement. On ne peut deviner si c’est par allégresse ou par contestation. Wounw devine des sourires sur certains visages qui s’agitent, d’autres affichent un air grave. Certains s’en vont, d’autres se rapprochent. Et puis soudain, le bourdonnement du peuple se tait. Huang Hua s’est reculée, laissant sa place à Lance sur le devant du surplomb.

S’il semble mettre quelques secondes à trouver ses mots, la Rouge retrouve ce charisme qu’il lui avait tant plu quelques années auparavant. Le dragon s’excuse, pour les gestes passés, pour les accidents et les morts engendrées. Pour les changements imposés et tous ces deuils causés. Il reconnaît ses fautes sans en omettre aucune. D’une subtile tournure de phrase, il explique sans rien en révéler sa version des faits. Si certains en bas rétorquent de temps en temps, tous finissent par écouter.

Le monologue est concis. Il n’en faut peut-être pas plus. Les mots choisis sont neutres, sans aucune appartenance émotive. Seule la voix de Lance tremble lorsqu’il croise le regard de certaines victimes de son courroux passé. Lance s’en veut, et s’il offre à la foule ce qu’elle veut entendre, il est hors de question qu’il s’offre lui. Intouchable en haut de son escalier, le traître est passé de la prison aux privilèges sans que personne ne puisse agir à temps. Et quand enfin le silence revient, toujours aussi habilement dosé, Wounw espère presque que leurs regards se croisent à la seconde suivante. Elle rêvait d’un contact, d’un échange, d’un coup de dague planté dans une aisselle. Comme une envie ardente de le faire réagir.

Mais ce ne sera pas le cas. Comme si Lance l’avait oubliée. Comme elle l’avait oublié de le nourrir lors de ses jours de captivité peut-être.

Par-dessus l’épaule du rescapé, la lieutenante ignorée remarque le regard de Huang Hua et sa nausée réapparaît, presque sauvage. Par dessus les bandages impeccablement agencés, Wounw devine une mâchoire serrée. L’estomac houleux, elle laisse ses tripes s'animer d’une rage faussement nouvelle.

Elle espérait presque que le phœnix puisse lire dans ses pensées. Justice sera faite, qu’on le veuille ou non. Elle ne pouvait accepter qu’on laisse Lance s’en sortir ainsi.

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