Posté le 8 juin
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L’économiste plaide, dans sa chronique, pour que l’Union européenne mette sa richesse au service d’objectifs sociaux plutôt que de densifier ses moyens militaires.

Sans surprise, les débats avant les élections européennes ont été marqués par les enjeux géopolitiques : guerre en Ukraine et à Gaza, tensions croissantes entre le monde occidental et le bloc Chine-Russie, qui entend bien accroître son influence au sud et étendre le cercle des BRICS+ [Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, Egypte, Emirats arabes unis, Ethiopie et Iran] à de nouveaux pays. Pour certains, la cause est entendue : l’avenir de l’Europe sera kaki. Confrontée à la menace russe, l’Union européenne (UE) n’a d’autre choix que de se muscler militairement et d’accroître massivement le budget de ses armées, que d’aucuns voudraient voir passer de 1,5 %-2 % du revenu national actuellement à 3 % voire 4 %.

Rien n’indique cependant qu’une telle perspective soit réaliste ni même souhaitable. D’abord, parce que les budgets militaires occidentaux sont d’ores et déjà considérables et gagneraient surtout à être mieux mobilisés. Ensuite, parce que l’Europe serait mieux inspirée de mettre ses richesses et sa puissance au service d’objectifs sociaux, éducatifs, scientifiques et climatiques. Enfin et surtout, parce que l’Europe doit tenter d’influer sur les autres pays par le biais des sanctions économiques et financières, du droit et de la justice sociale davantage que par des moyens militaires. Au lieu de tomber dans les facilités de la géopolitique kaki, l’Europe doit inventer une géopolitique sociale, économique et climatique.

Rappelons tout d’abord que les pays de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) sont collectivement beaucoup plus puissants économiquement et militairement que la Russie. Leur produit intérieur brut cumulé est dix fois plus élevé et leurs capacités aériennes cinq fois plus importantes. Le problème est que l’OTAN a décidé de laisser la Russie bombarder le territoire ukrainien autant qu’elle le souhaite, y compris en massacrant des populations civiles et en détruisant des habitations et des infrastructures énergétiques.

Zone d’exclusion aérienne
Avec les capacités aériennes dont elle dispose, l’OTAN pourrait décider d’imposer une zone d’exclusion aérienne au-dessus de l’Ukraine. A partir du moment où il s’agit de défendre le territoire ukrainien et en aucune façon d’attaquer le territoire russe, une telle mobilisation des moyens à la fois humains et matériels de l’OTAN serait légitime. Prêter quelques avions ou batteries antiaériennes à l’Ukraine ne sera pas suffisant, car cela prend des années de former des pilotes et personnels qualifiés. En tout état de cause, l’Ukraine restera en infériorité démographique massive face à la Russie.

La décision stratégique d’intervention directe est certes difficile à prendre : il s’agirait ni plus ni moins de défendre l’Ukraine comme l’OTAN devrait le faire en cas d’agression de l’un de ses membres. Mais le fait est qu’elle le serait tout autant si l’OTAN disposait de dix fois plus d’avions que la Russie. Une fois cette ligne rouge fixée, les pays occidentaux pourraient, en outre, ouvrir la porte à des processus politiques démocratiques et légitimes au sein des territoires contestés de la Crimée et du Donbass.

Pour résumer, l’enjeu n’est pas d’augmenter massivement les budgets militaires occidentaux – ils sont déjà considérables – mais de savoir comment les mobiliser. L’enjeu n’est pas financier mais décisionnel. Par contre, pour ce qui concerne les moyens financiers, alors l’UE aurait tout intérêt à investir des ressources supplémentaires dans la santé, la formation à tous les niveaux, la recherche scientifique, les infrastructures de transport et énergétiques, le logement, la rénovation énergétique des bâtiments, l’agriculture durable, la décarbonation dans la justice sociale et pour le bénéfice des classes moyennes et populaires.

Grâce aux luttes sociales du XXe siècle, l’Europe dispose déjà du meilleur système de santé et de formation primaire et secondaire du monde, loin devant les Etats-Unis. Au XXIe siècle, l’Europe devra également avoir les meilleures universités de la planète. La France, l’Allemagne et leurs alliés européens disposent de toutes les ressources financières nécessaires pour faire enfin un tel choix, et pourtant s’évertuent à ne rien faire, par idéologie et ignorance. La situation est particulièrement absurde en France, où la dépense par étudiant a chuté de 15 % au cours des dix dernières années, totalement à rebours de toutes les tendances historiques.

Cadastre financier mondial
Pour accroître son influence dans le monde, l’Europe doit avant tout promouvoir et perfectionner son modèle social, économique et démocratique. Pour influer sur les autres pays, elle doit miser non pas sur la politique de la canonnière (dont elle a amplement usé et abusé de 1492 à 1962) et la supériorité de ses moyens militaires (sauf dans une visée strictement défensive), mais au contraire sur des outils cohérents avec son modèle social. Il y a bien sûr les sanctions commerciales classiques, qu’il est urgent de réintroduire dans le répertoire politique.

Cela n’a guère de sens de s’acharner dans le libre-échange absolu avec la Chine en important massivement ses émissions carbone (et la minuscule taxe carbone aux frontières décidée par l’UE n’y changera rien) ou en contemplant le régime chinois détruire sous nos yeux la démocratie électorale à Hongkong. Il faut aussi développer de nouveaux types de sanctions financières ciblées sur les élites de certains pays, grâce à la mise en place d’un véritable cadastre financier mondial et de mesures d’exclusion du système de paiement, comme les pratiquent déjà les Etats-Unis pour faire respecter leurs règles antiblanchiment.

L’Europe doit urgemment saisir les 200 milliards d’actifs publics russes localisés sur son territoire, et faire de même avec les actifs privés russes (entre 500 et 1 000 milliards d’euros suivant les estimations). En s’acharnant à sacraliser l’orthodoxie financière et la propriété oligarchique (aussi mal acquise soit-elle, pourvu que cela lui rapporte), attitude qui n’a pourtant pas préservé la Belle Epoque du désastre qui a suivi, l’Europe tourne le dos à sa propre histoire, mine sa crédibilité morale internationale et se condamne à être un nain géopolitique.

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