Posté le 16 juin
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Mercredi 12 juin, trois jours après la déflagration provoquée par la décision d’Emmanuel Macron de dissoudre l’Assemblée nationale et de convoquer des élections législatives anticipées, des conseillers d’Etat de la « section de l’intérieur » du Palais-Royal se réunissent, l’air soucieux. Que feront-ils, s’ils ont à plancher sur des projets de loi estampillés Rassemblement national (RN) ? Au hasard, un texte réservant les logements sociaux aux Français, promesse du parti d’extrême droite ? « On dira que c’est contraire à la Constitution », anticipe un maître des requêtes expérimenté. « C’est sûr qu’il y aura des éléments de préférence nationale. Comme en 1940, le Conseil d’Etat s’aplatira, avec la peur de sembler peser sur le cours des choses », s’étouffe un juge administratif, déterminé à déguerpir en cas de victoire du RN, le 7 juillet.
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Depuis dimanche, les hauts fonctionnaires décrivent une atmosphère de compte à rebours avant l’impact d’une météorite, qui verrait entrer le président du RN, Jordan Bardella, 28 ans, à l’Hôtel de Matignon, et la France se doter de ministres du parti fondé par Jean-Marie Le Pen. Partir ou rester ? Une quinzaine d’années que ce questionnement taraude les cadres des ministères à mesure que l’extrême droite progresse dans le pays. Plus que quelques semaines pour mettre en balance obligation de continuité et conscience personnelle. Déjà, ils imaginent l’arrivée possible des hommes de Marine Le Pen et Jordan Bardella dans certains des quelque 600 emplois supérieurs de l’Etat, que le gouvernement nomme en conseil des ministres.

Le RN dit vouloir attendre la fin des Jeux olympiques avant de changer les rouages utiles à cette grande fête populaire, dont le préfet de police de Paris, Laurent Nuñez. Mais il a en tête la quinzaine de postes les plus sensibles : patron du renseignement, directeur de la police nationale, du Trésor ou du budget. Et a déjà fléché pour ses proches les places de directeur de cabinet de Matignon, directeur de cabinet du ministère de l’intérieur et secrétaire général du gouvernement, véritables tours de contrôle de l’appareil d’Etat.
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« On n’est pas par principe pour le spoils system [pratique américaine qui consiste à remplacer des fonctionnaires en place par des fidèles], mais il faut aux postes-clés des gens totalement loyaux et pas anti-RN, argue le Versaillais catho tradi Renaud Labaye, bras droit de Marine Le Pen à l’Assemblée nationale et pièce maîtresse de l’ombre formée à Saint-Cyr et à HEC. Ceux qui voudraient freiner ou empêcher, ceux qui ne sont pas disposés à appliquer totalement notre politique seront remplacés, c’est certain. »
« Il faut être prêt à résister »

Entre les murs lambrissés de la Cour des comptes, Pierre Moscovici imagine l’institution qu’il préside comme « un corps de refuge », où ses magistrats détachés pourront rentrer dès le 8 juillet – quelques-uns l’ont déjà appelé pour revenir. Lui-même avait fait ce choix, en mars 1993, quand la victoire de la droite aux législatives avait débouché sur la cohabitation Mitterrand-Balladur. La publication des rapports, souvent épicés, vient d’être suspendue le temps de la campagne pour ne pas influencer le débat. Ensuite, « nous continuerons notre office quoi qu’il arrive, pas pour servir le pouvoir, mais pour remplir la fonction de la Cour, informer les citoyens », positive le premier président.
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Mais en privé, Pierre Moscovici se tracasse. « Quand tout fout le camp, il reste les institutions, veut croire l’ancien ministre socialiste de l’économie de François Hollande. En quarante ans de vie politique, je n’ai jamais vu un truc pareil. Je me muscle le cerveau, je me bronze l’âme, pour le pire. Quand l’illibéralisme attaque, il le fait toujours contre les médias et les juges. Il faut être prêt à résister. »
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Résister, mais comment ? A ses yeux, les cadres supérieurs de l’Etat se classent en trois types : ceux qui, refusant de servir un gouvernement RN, démissionneront ou retourneront dans leur corps d’origine ; ceux qui resteront, avec l’espoir de peser de l’intérieur pour préserver les principes républicains ; ceux qui s’en tiendront à leur rôle, servir un gouvernement démocratiquement élu, parfois par adhésion aux thèses du RN.

Dans les ministères, les uns et les autres s’épient, en se demandant à quelle catégorie ils appartiennent. « On sent une tétanisation, un abattement, une chape de silence. C’est un signal de peur, témoigne Mylène Jacquot, secrétaire générale de la CFDT Fonctions publiques, conservatrice de bibliothèque. Cela fait un moment que ça tangue. Après le conflit des retraites, il y a eu un désengagement. Depuis la loi “immigration”, il suffit qu’on soit à l’abri des oreilles, dans les couloirs, pour qu’on nous en parle spontanément. Des cadres supérieurs de l’Etat, dans les ministères sociaux et à Bercy, nous interrogent : est-ce qu’on reste ? »

La CFDT ne donnera pas de mot d’ordre aux fonctionnaires, malgré l’inquiétude face à cette « force politique sans expérience et avec des positions idéologiques mortifères pour la démocratie et la paix sociale ». « Tous les résistants n’étaient pas dans le maquis, se rassure l’élue syndicale. Et une majorité de nos adhérents ne sont pas cadres supérieurs, ce sont ceux qui en ont les moyens qui peuvent partir… » Jeudi, une centaine de cadres de l’éducation nationale ont signé une pétition pour avertir : « Nous n’obéirons pas » à un « projet politique funeste ».
« L’atmosphère a beaucoup changé »

Mais qu’il semble loin, ce temps où les hauts fonctionnaires faisaient circuler des e-mails à tout-va pour prendre position contre Marine Le Pen, avant même le premier tour de l’élection présidentielle de 2017 ! « Je ne servirai pas un Etat Front national [l’ancien nom du RN]. Je démissionnerai », avait clamé le juge Serge Portelli, alors président de la chambre près la cour d’appel de Versailles.
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L’ambassadeur de France au Japon, Thierry Dana, avait publié une tribune dans Le Monde, en mars 2017, intitulée « Madame Le Pen, je refuserai de servir la diplomatie du Front national ». Gérard Araud l’avait soutenu. « L’atmosphère a beaucoup changé, confie aujourd’hui l’ancien ambassadeur de France en Israël et aux Etats-Unis. Le risque est d’apparaître comme les élites qui prennent parti face au petit peuple qui vote. C’est atterrant de se retrouver dans cette situation, mais ça y est, le train est parti. »

Une anecdote ? Au Palais-Royal, fin mars, on s’étrangle en lisant les œillades au RN distillées sur les réseaux sociaux par Arno Klarsfeld, fils des chasseurs de nazis Serge et Beate Klarsfeld, ancien avocat nommé conseiller d’Etat sous Nicolas Sarkozy. Une poignée de conseillers d’Etat alertent le vice-président de la haute juridiction administrative, Didier Tabuteau. Ce dernier n’intervient pas.

« Ils tiquent parce que ce n’est pas leur position, mais ils n’ont pas à tiquer, minimise Arno Klarsfeld auprès du Monde, en précisant qu’il ne s’exprime pas au nom du Conseil d’Etat. Je dis que Marine Le Pen a changé, elle n’est pas raciste et antisémite, La France insoumise [LFI] est antisémite derrière un voile diaphane antisioniste. Entre [Jean-Luc] Mélenchon [le leader de LFI] et le RN, je choisis sans hésiter le Front national. » En 2017, le même Arno Klarsfeld expliquait à L’Obs qu’« il y aura une purge » sous un gouvernement aux couleurs du Front national. « Tous les régimes d’extrême droite l’ont fait et ont apporté le malheur aux peuples, s’inquiétait-il. Il faudra que je m’en aille. »
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Autre signe relevé dans les grands corps, le « coming out » de Daniel Keller, ancien maître du Grand Orient de France, la première obédience maçonnique du pays, et ex-président de l’association des anciens élèves de l’ENA, qui apparaît sur le site d’Opinion internationale, mardi 11 juin : « Si le peuple veut le RN au pouvoir, les élites françaises devront l’aider. » « Il n’y a qu’un seul souverain, c’est le peuple, les élites administratives devront être loyalistes, développe-t-il auprès du Monde. Le programme du RN respecte-t-il l’Etat de droit ? Je le pense. Il répond aux demandes des électeurs sur l’immigration ou la politique pénale. Je ne suis pas a priori inquiet, sauf sur le réalisme économique, avec des taux d’intérêt qui risquent d’être multipliés par trois dans une situation budgétaire difficile. »
Une vague de départs paraît illusoire

L’ancien haut fonctionnaire devenu salarié du groupe mutualiste Malakoff Humanis se réfère au sondeur Jérôme Sainte-Marie, responsable de la formation des cadres au RN et candidat RN aux législatives dans les Hautes-Alpes, et reprend la rhétorique lepéniste inspirée de l’essayiste britannique David Goodhart, qui oppose les « enracinés » aux « nomades ». « J’ai la chance d’appartenir à l’univers des “people of nowhere” [les « gens de nulle part »], mais j’ai des racines auxquelles je suis attaché, dit Daniel Keller, natif du Massif central. L’électrochoc de dimanche devrait faire bouger les lignes, il y a matière à revoir certains principes au nom de la construction européenne. » Une position qui fait bondir au Grand Orient de France, loge que Daniel Keller qualifie d’institution totalitaire : trois jours plus tard, il vire de bord dans une deuxième interview à Opinion internationale, pour assurer à « la communauté des francs-maçons » qu’il faut « empêcher que le RN soit le grand vainqueur ».

Plus discrets, sous leur casquette incarnant l’autorité étatique, les préfets sont en première ligne. Combien défendraient avec entrain, aux cérémonies du 14-Juillet, la politique d’un gouvernement Bardella ? A l’inverse, combien imiteraient Philippe de Villiers, sous-préfet qui se mit en disponibilité un soir de juillet 1981, après la victoire triomphale de François Mitterrand ? « Le rire me gagne quand j’entends dire aujourd’hui que la fonction préfectorale est neutre », avait-il lancé dans la cour de la sous-préfecture de Vendôme (Loir-et-Cher), avant de prôner le « combat spirituel » gramscien.
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A entendre une petite dizaine de préfets aux quatre coins du pays, une vague massive de départs apparaît illusoire. « Tous ceux qui auront servi ne seront pas dégagés, mais il n’y a pas de présomption de loyauté non plus », prévient Renaud Labaye, pour dire que le RN attendrait des gages dès le lendemain d’une victoire. Référence, entre autres, aux préfets issus de l’ère Macron : François-Xavier Lauch, préfet de l’Hérault, ancien chef de cabinet à l’Elysée ; Jean-Marie Girier, préfet de la Vienne, qui a dirigé la campagne d’Emmanuel Macron de 2017, ou encore Joseph Zimet, ex-préfet de la Haute-Marne à la tête de la cellule de crise pour les réfugiés ukrainiens, ancien conseiller à la communication de l’Elysée.

Les « états d’âme » sont bannis dans ce corps loyal et muet, mais sous le couvert de l’anonymat, c’est une autre histoire. Un préfet qui adore sa mission dans son département confesse, la mort dans l’âme : « Je ne peux pas mettre en œuvre la politique du RN. Un préfet est obligé de dire “grâce au gouvernement” tout le temps, devant les élus, les syndicats, les entreprises. Parfois, [le ministre de l’intérieur, Gérald] Darmanin me casse les pieds mais je n’ai pas honte de travailler pour lui. Je suis profondément attaché à la République sociale, laïque, émancipatrice. Le RN est l’héritier de Vichy et de l’OAS, un parti dont le fonds de commerce est d’exciter la haine de l’étranger, de parler à la colère des gens. La République parle à la raison, au citoyen. Moi, je ne pourrais pas être préfet de ça. »

Dans un tel scénario, des lettres de démission atterriront, de l’autre côté de la Seine, sur le bureau d’Emmanuel Macron, sans éclat ni fracas. « Avec un parti pro-Poutine à Matignon, on abandonnerait les Ukrainiens ? Je n’en dors pas », souffle un haut cadre du ministère de l’intérieur, qui fait partie de ceux-là. L’alternance offrirait au gouvernement des manettes stratégiques. Le ministre des armées, Sébastien Lecornu, le sait, lui qui signe les actes de cession de matériel militaire à l’Ukraine, une griffe qui ne peut être déléguée pour protéger la souveraineté de l’armée française. A Bercy, le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, n’a qu’un ordre à donner pour stopper le virement des milliards d’euros vers Bruxelles, alors que le RN promet de « rendre l’argent aux Français » en baissant la contribution nette à l’Union européenne pour réduire la TVA sur l’énergie.
« Choix très personnel »

Malgré l’embarras, beaucoup citent l’impératif de faire tourner la machine, en pleine crise budgétaire et à la veille des Jeux olympiques, qui se dérouleront sous l’œil du monde entier, du 26 juillet au 11 août. « Partir ou rester, c’est un choix très personnel, qui n’est pas simple. Il faut bien que quelqu’un collecte l’impôt ou fasse un budget, les directeurs ont des équipes en dessous », soupèse Catherine Sueur, qui dirige l’inspection générale des finances, le corps d’origine d’Emmanuel Macron, et a reçu quelques demandes de retours. Ici et là, les patrons d’administration s’attendent à une « longue période d’instabilité », qui pourrait réclamer du temps pour composer un gouvernement et étirer la gestion des affaires courantes durant l’été. Avec l’urgence de reprendre la fabrication de la loi de finances, dans un climat où les taux d’intérêt grimpent dangereusement depuis dimanche.

D’autres – nombreux – se savent « sur la liste », mais attendront de se faire débarquer, issue inévitable à leurs yeux. Didier Leschi, préfet chevénementiste, à la tête de l’Office français de l’immigration et de l’intégration, prévient qu’« il est bien clair que je n’appliquerai pas des politiques qui ne sont pas conformes à mon éthique républicaine ». « Comment organise-t-on la résistance ? On ne peut pas penser que la République sera la même avec une majorité RN à l’Assemblée, poursuit l’ancien chef du bureau central des cultes au ministère de l’intérieur. On ne peut pas être dans l’état d’esprit de ces historiens qui affirment que l’arrivée au pouvoir du colonel de La Rocque [1885-1946, figure majeure de l’extrême droite française des années 1930] n’aurait pas mis en danger la République. »
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Une ère de cohabitation ouvrirait un bras de fer inédit autour des nominations, entre un président de la République affaibli, dans l’impossibilité de se représenter, à l’inverse de Chirac ou Mitterrand, et un premier ministre d’un parti nationaliste et antisystème, à la filiation antirépublicaine. « Je ne veux pas donner les clés à l’extrême droite en 2027 », a lancé Emmanuel Macron, mercredi à l’Elysée, mais « permettre de gouverner à des forces politiques qui auront été choisies par les Français », invoquant la Constitution pour écarter toute démission. Cette même Constitution qui dispose que le président nomme sur proposition du premier ministre.

Dominique Marcel, qui a vécu deux cohabitations, l’une à l’Elysée comme conseiller économique de François Mitterrand, l’autre à Matignon comme directeur de cabinet adjoint de Lionel Jospin, rassure ainsi un préfet inquiet : en 1986 comme en 1993, l’Elysée et Matignon trouvaient des compromis. « Mais ce ne serait pas le même type de cohabitation avec le RN ! Mitterrand, Chirac, Jospin avaient l’expérience de l’Etat, de vastes réseaux, ils partageaient une culture commune, tout ce qui ne caractérise pas le RN », note Luc Rouban, sociologue des fonctions publiques. Au parti d’extrême droite, Renaud Labaye manie le « en même temps » : « On veut des compétences, mais on ne veut pas reprendre les mêmes et on recommence. »

Emmanuel Macron serait-il simple « notaire » qui « doit signer », selon la formule de François Mitterrand en 1986 à propos des lois en cohabitation ? « Intuitivement, le président garderait la main », suppose le communicant de Publicis Clément Leonarduzzi, ex-conseiller spécial d’Emmanuel Macron, ajoutant qu’il « ne se met pas dans cette optique-là ». Dimension inexplorée à l’Elysée, où il n’est pas rare que le chef de l’Etat écarte d’un geste ceux dont il doute de la loyauté, rayant d’un trait de plume le nom d’Aurélien Rousseau dans les projets de nomination ou de décoration depuis que l’ex-ministre de la santé, opposé à la loi sur l’immigration, a démissionné en décembre 2023. Mais, « si le président empêche des nominations, le RN orchestrera son message pour dire : “Macron nous prive des moyens d’agir, élisez-nous et donnez-nous tous les pouvoirs en 2027”, complète un recteur de premier plan. Il se trouvera piégé. »
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La patiente séduction du Front national vis-à-vis des hauts fonctionnaires est ancienne, de l’idéologue identitaire Jean-Yves Le Gallou à l’énarque souverainiste Florian Philippot. Mais c’est peu après avoir changé le nom du Front national, parti populiste qui cible l’« oligarchie », que le Rassemblement national renverse son discours sur l’Etat, prenant à rebours ce président énarque et déterminé à dynamiter les cursus honorum. « Je crois, pour ma part, au modèle administratif français », écrivait Marine Le Pen en mai 2021, dans une lettre aux préfets, brossant dans le sens du poil la noblesse d’Etat.

Une à une, les prises du RN ont agi comme des appâts. Dernière en date, celle d’Eric Ciotti, le président du parti Les Républicains dont l’expulsion a été suspendue par la justice, est citée au sein des administrations comme une caution venue de la droite républicaine, malgré le tollé déclenché par son alliance solitaire avec l’extrême droite. Proche du préfet Christophe Noël du Payrat, en Ile-de-France, et d’Hugues Moutouh, dans les Alpes-Maritimes, comme d’autres membres des ministères régaliens qu’il recevait à la questure de l’Assemblée, le député des Alpes-Maritime exclu de LR a pour dernier compagnon le général Christophe Gomart, qui vient d’être élu député européen. Un militaire qui s’affiche en uniforme sur sa propagande électorale, malgré le souvenir exécrable qu’il a laissé à la direction générale de la sécurité extérieure, où l’ancien chef de corps du premier régiment de parachutistes lui avait adressé un rappel à l’ordre après un livre publié sans trop d’égards pour le secret de la défense nationale.

Contestés dans leurs anciens services, ces hauts fonctionnaires ralliés peaufinent les apparences. Auparavant, Marine Le Pen avait salué un « grand serviteur de l’Etat » en Christophe Bay, ancien préfet de l’Aube et de la Dordogne recruté au RN comme directeur de campagne en 2021. En réalité, celui-ci avait été démis de ses fonctions pour des dépenses de dizaines de milliers d’euros d’argent public en whisky et autres achats personnels, assortis de dégâts laissés dans son sillage, avait révélé Le Monde.

Christophe Bay fait aujourd’hui partie des hommes qui se déploient dans un élan destiné à rassurer la haute fonction publique. Objectif : rappeler la promesse de Marine Le Pen de revenir sur la suppression des corps diplomatique et préfectoral. « Emmanuel Macron a voulu faire une haute fonction publique jetable, Kleenex et à sa botte », enfonce le désormais candidat RN aux législatives dans l’Eure-et-Loir, jeudi dans le magazine Acteurs publics, en assurant qu’il n’y aura pas de « chasse aux sorcières ».
« Les gens ne se font pas confiance »

Au ministère de l’intérieur, on cite aussi Fabrice Leggeri, élu député européen avec Jordan Bardella et ancien patron de Frontex, l’agence européenne de gardes-côtes et de gardes-frontières, visé par l’Office européen de lutte antifraude pour sa « politique délibérée et illégale de rejet des migrants » en Méditerranée, a alerté la Ligue des droits de l’homme.
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Dans les chancelleries diplomatiques, c’est Xavier Driencourt, ancien ambassadeur en France à Alger, qui tient lieu d’avant-garde RN. L’ex-inspecteur général de l’administration au Quai d’Orsay, dit-on, connaît le « misérable petit tas de secrets » du ministère. « Il sait tout de la gestion dispendieuse des résidences d’ambassadeurs, souffle un diplomate à un poste exposé, des épouses au comportement abusif, des dossiers de harcèlements épais comme un annuaire… Il tient un certain nombre de gens. » « Je connais bien le ministère des affaires étrangères de l’intérieur, se félicite Xavier Driencourt. Il y aura des démissions, mais les préfets et les diplomates sont loyalistes et frustrés par le manque d’autorité de l’Etat. On ne s’improvise pas préfet ou ambassadeur du jour au lendemain. Il y a eu un certain mépris de la part du président vis-à-vis de ces corps. »

Cette parole douce contraste avec celle d’Emmanuel Macron secouant les cadres de l’Etat réunis à l’Elysée, en mars. « C’est Bibi qui paye », sermonnait le président de la République, mécontent de voir sa politique de simplification trop peu appliquée à son goût. « Il y a beaucoup de comptes à régler avec le macronisme, jusqu’à la haute hiérarchie », observe le sociologue Luc Rouban. Une préfète, qui se dit de droite, constate que « la suppression du corps préfectoral et diplomatique a nourri des aigreurs, de l’antimacronisme ». De son côté, l’ambassadeur précité estime, en écho, que « l’arrivée du RN se fait sur le terrain d’une administration tétanisée. Le système est en surchauffe, une chasse aux sorcières a eu lieu après la tribune des diplomates sur la politique arabe de la France, les gens ne se font pas confiance. Le RN n’a plus qu’à étendre l’opération cravate au domaine régalien, celui des préfets et des diplomates ».

Tandis que la campagne des législatives bat son plein, les hauts fonctionnaires interrogés par Le Monde attendent le scrutin comme un couperet. « Il y a deux ans, on se disait que ça n’arriverait jamais. Il y a deux mois, que ça arriverait peut-être un jour. Maintenant, c’est peut-être dans trois semaines, énumère une rectrice, sûre de démissionner dans cette hypothèse. C’est la chute libre. » Quand, en début de semaine, le conseiller mémoire de l’Elysée, Bruno Roger-Petit, a exalté la dissolution comme la Fête de la Fédération de 1790, un pacte entre Louis XVI et les citoyens, le mot s’est passé entre préfets, conseillers et administrateurs qui connaissent leur histoire : abasourdis, ils rappellent que, trois ans plus tard, le roi de France s’était fait guillotiner.

Ivanne Trippenbach

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