Posté le 18 juin
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Selon le sociologue, l’abstention, majoritaire dans toutes les classes d’âges actives, n’est plus le fruit d’un désintérêt pour la politique ou d’un faible niveau de diplôme. Elle est plutôt le fait d’une population exigeante, plus tolérante mais qui sait aussi se mobiliser.

A Miniac-Morvan, en Bretagne, le 10 juin 2024. (Quentin Bonadé-Vernault/Libération)
par Clémence Mary
publié le 17 juin 2024 à 7h23
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Une société française qui se droitise à l’extrême, anti-immigrés, fermée à la diversité. Cette lecture du résultat des élections européennes 2024, marquée par la percée historique du RN, est fondée sur les votes exprimés. Mais c’est oublier que la grande gagnante de ces élections reste l’abstention, pointe le sociologue Vincent Tiberj, professeur à Sciences-Po Bordeaux et coauteur de Citoyens et partis après 2022, Eloignement, fragmentations (PUF, mai 2024). Une majorité silencieuse loin d’être dépolitisée et qui, notamment dans les générations récentes, est bien plus tolérante et sensible aux valeurs portées par la gauche. Un appel au barrage républicain émanant d’une gauche forte sur ces sujets (inégalités, climat et diversité) pourrait mobiliser ces électeurs intermittents, plaide le spécialiste des comportements électoraux.

Au-delà du score de l’extrême droite, la grande gagnante des européennes reste l’abstention…

Oui et cela fait relativiser. Les votes exprimés sont importants car ils ont de très grandes chances de se répéter, notamment chez les électeurs du RN. Mais en tirer des conclusions sur l’ensemble de la population est biaisé. Dire que le RN a percé dans la jeunesse, caractérisée par 60 à 65 % d’abstention, est faux. Le vote RN des jeunes reste minoritaire, tout comme chez les ouvriers, et même si c’est un vote d’adhésion. Si l’on regarde l’ensemble de la société, les citoyens sont beaucoup moins droitisés que les électeurs, et que la sphère politique et médiatique.

Le vrai vote contestataire serait donc le non-vote ?

Jusqu’aux années 1980, la vision classique de l’abstentionnisme expliquait le silence de ces citoyens par leur mauvaise intégration, le manque de compétence, l’incompréhension cognitive des enjeux d’un scrutin. Ces citoyens dominés étaient au mieux du «bruit statistique» qu’on laissait de côté parce qu’on considérait qu’il n’y avait pas grand-chose à faire. Cette conception reste dominante, et invisibilise d’autres logiques. Dans les années 1990, François Héran le montre, l’abstention a progressé mais c’est surtout la constance du vote qui recule. Les enquêtes de participation de l’Insee montrent que les abstentionnistes systématiques ne sont pas si nombreux, qu’il y a des électeurs constants et d’autres, intermittents. Anne Muxel parle d’abstentionnistes «hors-jeu» face à ceux qui sont «dans le jeu» et mettent en œuvre une abstention stratégique, pour exprimer un désaccord. A partir de 1997, puis 2002, ce vote intermittent s’étend sociologiquement et dans les générations.

Qu’est-ce qui définit cette citoyenneté «distante» ?

Dans une démocratie représentative, le rôle des électeurs est secondaire, la figure centrale est l’élu. Et la représentation n’est pas forcément représentative. Cette culture-là fonctionnait bien dans une société où le niveau de diplôme était limité et où une domination sociale et politique classique, telle que décrite par Bourdieu, s’exerçait. Ceux qui allaient voter suivaient la ligne d’un parti, opinaient sans se sentir assez légitimes pour créer leur propre lien à la politique. Cette culture est présente dans les générations d’avant-guerre et chez certains baby-boomers. C’est la culture du chef, de l’homme fort, qui n’aurait pas besoin de se préoccuper du Parlement. On la retrouve aussi à droite, dans les partis gaullistes. Elle permet de maintenir un matelas de voix pour certains candidats. Mais pour les générations plus récentes, s’en remettre à un candidat et une élite ne suffit plus, ce qui renforce le hiatus entre citoyen et électeur et aboutit à ce que les urnes soient moins représentatives. Ce n’est pas un refus du politique, ces abstentionnistes ne sont pas sans avis même si les «sans-parti» y sont majoritaires. Ces générations utilisent d’autres modes d’action, où l’on se fait davantage plaisir sur le plan expressif : manif, pétition, militantisme associatif.

Associe-t-on trop facilement l’abstention à la jeunesse ?

Depuis plus de vingt ans, ce n’est plus une question d’âge. Il y a une sorte de ligne plane, le rapport au vote ne bouge plus à partir du moment où une génération rentre dans le jeu électoral. L’abstention n’est plus un effet de moratoire politique lié à la jeunesse, qui ne saurait pas se situer sur l’échiquier politique, etc. L’ensemble des classes d’âge actives compte désormais une majorité d’abstentionnistes. La seule différence qui reste aujourd’hui est entre les retraités et tous les autres. Qu’on ait une trentaine, quarantaine ou cinquantaine d’années, le vote intermittent est majoritaire, alors même que ces générations n’ont jamais été autant diplômées. Un baby-boomer peu diplômé aura plus de chances de participer qu’un millenial diplômé du supérieur. Cinquante pour cent des cadres n’ont pas voté dimanche, alors qu’ils étaient auparavant extrêmement alignés sur le vote, notamment pour des scrutins comme les européennes qui les concernaient beaucoup.

Comment l’expliquez-vous ?

On a pensé que l’augmentation des diplômes dans la population allait créer des super-citoyens, très connectés à la politique, actifs, se mobilisant au moment voulu, suivant les normes électorales, etc. A l’inverse, le diplôme crée aujourd’hui de la distance. Cinquante pour cent des millennials vont fréquenter le supérieur, sont aptes à traiter cognitivement une information surabondante et accessible, et ont de la mémoire. Ça change la donne en matière de connaissance d’une société. En face, les responsables politiques jouent avec les mots, utilisent des slogans pour convaincre, comme celui de «réforme juste» qualifiant la réforme des retraites, qui s’est périmée une fois effectuée l’analyse des effets de cette réforme. Les reniements, les changements de cap, les rengaines sur un retour du PS (avec seulement 14 % d’une élection marquée par 50 % d’abstention !) alors que la mémoire du mandat Hollande est encore là, ne vont pas rapprocher les citoyens des urnes.

Aux législatives on vote pour un élu de proximité. Cela peut-il mobiliser ?

Pas sûr, car il y a de moins en moins de députés connus. Le temps où des députés tenaient leur fief et survivaient même en cas de déroute nationale de leur parti est révolu. En 2017, de nouveaux visages sortis de nulle part ont été élus juste sur l’étiquette nationale. La prime au sortant ou à la notoriété ne sera pas simple, d’autant que la campagne laisse peu de temps pour travailler l’ancrage local. Néanmoins, plus la participation sera haute, plus les chances de triangulaire le seront, ce qui rend encore moins prévisible l’issue du scrutin.

L’appel au barrage républicain peut-il être plus efficace ?

Les enquêtes montrent que lorsqu’il y a de l’enjeu, les citoyens se déplacent. Mais la campagne va être historiquement courte. C’est pour Macron une manière d’escamoter le débat public, d’enjamber les législatives comme il a enjambé la présidentielle. Même enjeu pour le RN qui a tout intérêt à rester sur ce niveau d’abstention. Il a gagné des électeurs constants. Il joue à domicile en termes de thématiques et part avec de l’avance. Beaucoup va se jouer sur les citoyens distants. Les toucher ne sera pas facile, avec l’arrivée de l’Euro de foot et les vacances. L’effervescence électorale n’est pas garantie, celle qui favorise la mobilisation, quand toute la société se met à bruisser, dans les familles, au travail. Les médias vont avoir du mal à organiser de grandes émissions pour faire vivre le débat. Mais si tous les acteurs de gauche, partis, syndicaux et associations, jouent de «l’alerte au feu», il y a de fortes chances qu’elle soit entendue des citoyens distants. Reste les citoyens plus éloignés…

Sur quels autres leviers la gauche peut-elle s’appuyer pour mobiliser les abstentionnistes ?

Elle doit être vraiment de gauche et se rendre visible sur les questions sociales, d’acceptation de la diversité, de droits, le climat. Des valeurs porteuses pour une majorité de la jeunesse, les enquêtes sur l’indice de tolérance de la population le montrent. Sur l’éducation, par exemple, la gauche doit-elle suivre le discours de Macron sur l’autorité ou proposer des moyens de lutter contre les inégalités, rendues particulièrement visibles ces derniers mois avec les affaires liées au privé et à l’évitement du public ? Elle ne doit pas seulement s’adresser à la jeunesse mais à toutes les générations nées après le baby-boom.

Vous avez aussi travaillé sur le vote anti-immigration. Que nous apprennent les résultats des européennes ?

Ils montrent un paradoxe. Plus une génération est ancienne, plus elle est anti-immigrés. Mais plus elle est récente, plus les anti-immigrés ont de chances de voter pour le RN. Prenez deux personnes anti-immigrés, l’une née dans les années 40 et l’autre dans les années 80. Le premier avait historiquement moins de chance de voter pour le RN, car ce n’est pas dans sa culture politique. Alors qu’un jeune n’a pas de souci à voter RN. C’est ainsi que Macron en 2022 s’est écroulé chez les jeunes, au profit de Mélenchon puis de Le Pen. Le problème, c’est que la digue chez les boomers s’est fortement fissurée. D’où le basculement de LR vers le RN. Sur toute la côte Atlantique, dans des coins qui fourmillent de résidences secondaires de retraités, le RN n’a jamais été aussi haut. L’arrivée de Bardella a permis de légitimer le RN dans ces populations. Dès l’instant où cette digue a cédé, il y a beaucoup plus de réserves de voix dans ce vivier que dans les générations d’après.

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