Posté le 2 octobre
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La pièce était saturée de fumée. Cela faisait des heures que les murs en terre cuite de la salle des cérémonies l’hacienda, retenaient les effluves étouffantes. L’équivalent de dizaines de bouquets brûlés. Elle avait dû calfeutrer la moindre ouverture avec du linge trempé afin de limiter les émanations extérieures. L’odeur n’alerterait personne, il y avait, à toute heure, des rituels pratiqués dans la communauté d’Ojos Negros, en revanche, une purification d’une telle ampleur n’avait rien d’habituel, et alerterait même un novice. Ses yeux lui piquaient, et elle suffoquait presque, mais c’était un moindre mal pour garder ce rituel secret.
La communauté était autonome en bien des domaines, et sur ce qui concernait les ingrédients nécessaires plus particulièrement. Il y avait en effet un stock quasiment inépuisable de sang, de chair, d’os, et les jardins verticaux permettaient de cultiver la plupart des plantes requises, bien qu’il soit impossible d’en faire pousser certaines dans les conditions climatiques arides des Bardenas Reales même avec beaucoup de moyens et de volonté. Il y avait bien des récoltes sous serre, en intérieur, mais les quantités produites peinaient à répondre aux besoins de la communauté, et les stocks étaient minutieusement surveillés bien qu’on continuait d’entendre à chaque coin de rue combien les habitants (pour la plupart objectivement des marionnettes captives) étaient soudés.

Par chance, malgré l’échec terrible marqué au fer rouge de la perte d’Ignacio, Ana Sofia avait acquis, durant les années qu’elle avait passé à l’assister, un certain statut au sein du coven auquel ses capacités de naissance ne la prédestinaient absolument pas. L’aura d’Ignacio continuait de planer sur Ojos Negros, et on ne lui avait pas retiré les privilèges dont l’avait doté le dernier médium de la communauté. Ainsi, malgré le temps considérable que cela lui avait pris d’agir en toute discrétion, elle avait finalement pu rassembler les éléments nécessaires au rituel de cette nuit. C’était la seconde partie, qui devait se dérouler à la pleine lune suivant immédiatement la nouvelle lune de la première partie du rituel. Cacher, et révéler. La surface du miroir qui se trouvait au centre du rituel était opaque et ne reflétait pas la moindre éclat lumineux des bougies à la cire brunâtre qui ponctuaient la pièce et dont l’odeur putride commençait à surplomber celle des plantes.
La cloche de l’église sonna minuit, c’était l’heure.
Saisissant de sa seule main la jarre de sang, elle s’aida de son moignon pour la soulever jusqu’à ses lèvres et s’en emplir la bouche. La substance était épaisse comme de la crème liquide, mais son goût de ferraille refroidie était abjecte. Elle avait réussi la manipulation sans déborder, mais la répétition du geste, elle le savait, était vouée à la baigner de cette substance à la provenance odieuse, qui sécherait sur sa peau et l’encroûterait comme une couche la putréfaction. Si elle pensait à ce sang, à ceux qui l’avaient fourni, elle allait vomir, et il faudrait tout recommencer, reprendre des risques démesurés. À chaque fois que sa bouche débordait, elle en aspergeait la surface du miroir, et répétait l’opération jusqu’à ce qu’il soit entièrement recouvert. Si le moindre millimètre était épargné, le rituel échouerait. C’était épuisant car la densité de l’air de la pièce rendait la respiration difficile, et ses narines maintenant encroûtées de sang obstruaient le passage de l’oxygène. Le rythme était proche de la faire défaillir.
Elle n’était pas la plus douée du coven, loin de là, mais sa détermination était à toute épreuve. Alors elle répétait la manœuvre, encore, encore… Le miroir était grand, mais son format ainsi que son style, et idéalement son époque de fabrication devaient correspondre au maximum afin que la connexion soit nette, sinon le résultat serait flou, et n’ayant pour retour que l’image, on pourrait en tout état de cause qualifier le résultat d’échec.
Par excès de prudence, elle alla jusqu’à racler la jarre, ramassant le reste de sang qui avait largement eu le temps de coaguler et il restait contre les parois ce qui ressemblait davantage à une pâte sanguinolente qu’au liquide vital. Elle s’en emplit la bouche, le mélangea à sa salive pour amoindrir son aspect pâteux, puis recracha cette dernière bouchée. Écartant la jarre en veillant à ne pas la faire basculer, elle voulut prendre appui de part et d’autre du miroir mais son poids se déroba, puisqu’à droite il lui manquait la précieuse extrémité. Par chance, elle ne vint pas s’écraser sur la surface ensanglantée, son moignon stoppant sa chute une vingtaine de centimètres plus loin que prévu. L’épuisement la gagnait, mais il lui fallait encore tracer les diagrammes, et faire disparaître toute trace du rituel.
Mais demain, dès l’aube, vu d’elle seule, le miroir ne lui renverrait pas son reflet, mais l’image capté par son homologue, à plus d’un millier de kilomètres de là.

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