Posté le 10 octobre
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En décembre 2023 s’est tenu à Lyon le Congrès français de psychiatrie (CFP). À cette occasion, des médecins se sont réjouis de la récente création d’un ministère de la solitude au Japon et au Royaume-Uni : les pouvoirs publics prenaient enfin au sérieux la question de l’isolement. Confinements et couvre-feux imposés aux populations lors de l’épidémie de Covid ont focalisé l’attention sur ce sujet. « En janvier 2021, 24 % de la population âgée de 15 ans et plus est en situation d’isolement relationnel et n’a plus aucun lien avec son entourage ou de très rares échanges. Ce taux a augmenté de 10 points en un an », s’alarme en décembre 2021 le site officiel vie-publique.fr.

Des associations, comme la Fondation de France, se saisissent d’un « phénomène de société » désormais ausculté par des instituts de recherche et largement relayé par les médias (1). La lutte contre la solitude constitue en effet un laboratoire des politiques de protection sociale publiques-privées en vogue depuis le début des années 1980 (2) dans les sociétés capitalistes : la mobilisation générale contre l’isolement est l’œuvre conjointe d’administrations toujours plus enclines à réduire leurs dépenses et d’associations de solidarité, d’entreprises et d’organisations philanthropiques soucieuses de communiquer sur leurs propres vertus. Toutes alertent sur les dangers inhérents à la solitude (dépression, suicide, pathologies chroniques, etc.), proposent des « bonnes pratiques » et imposent un discours ambiant : des jeunes absorbés par les réseaux sociaux aux vieux délaissés en maisons de retraite, la solitude toucherait tout le monde, sévirait partout et se propagerait comme une « épidémie » (3) : la « maladie du siècle ».

Pour ces institutions, ne pas rater le train de la solitude revient à investir dans une cause consensuelle et économique. Pas un mois ne passe en France sans une annonce des forces philanthropiques et associatives spécialisées, ou sans un cri d’inquiétude de chercheurs : « Ignorer le fardeau économique croissant de la solitude n’est plus soutenable », lisait-on dans Le Monde le 4 janvier dernier. Un collectif de chercheurs, de professionnels de santé et de politiques y rappelait que « 15 % des Français se déclarent seuls la plupart du temps » et encourageait la promotion des « meilleures pratiques et ressources pour offrir un environnement social sécurisant dès le plus jeune âge ».

Une définition du problème prédomine, largement fondée sur le procès en incompétence instruit contre une certaine catégorie de la population : les dépossédés, incapables de faire de la solitude une force de vie. Chez eux, la solitude serait surtout une corde de plus à leur arc de misère. Ainsi les alertes médiatiques s’accompagnent-elles bien souvent de recommandations sur la nécessité de « retisser » le « lien social ». Pas d’argent, d’emploi, de diplômes ou de logement ; pas de critique des pouvoirs politico-économiques : du « lien social », comme si celui-ci s’épanouissait de manière autonome sur un terreau de bonnes volontés.

Au grand mal les petits remèdes : les instances officielles créées pour juguler le problème se limitent pour l’heure en France à l’échelon des politiques locales — « services isolement » dans les mairies, partenariats entre municipalités et associations, etc. L’effet se voit ainsi dissocié de ses causes, de l’éducation au travail, en passant par les services publics, comme si la focalisation sur la « coupure sociale » exprimait la dénégation des causes politiques, économiques et géographiques de la solitude.

Paradoxalement, l’apparente sollicitude des pouvoirs publics pour les personnes isolées voisine avec un autre discours : celui des cadres et des personnalités qui, tout au contraire, cherchent à se retirer de la société au moyen de balades solitaires à cheval, à pied sur les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle ou au sommet des montagnes. En affichant ce goût des robinsonnades distinguées, ils résolvent leurs difficultés non pas dans le tissage du « lien social » mais en s’en déprenant.

Au traitement des « solitudes à problèmes » correspond, à un autre étage social, la promotion des « solitudes à solutions » : retraites spirituelles et silencieuses, défis sportifs, location ou achat d’îles désertes, etc. Pour que le monde reste supportable aux gens instruits ou bien nés, il leur faut se débarrasser des contrariétés de la vie et des personnes ordinaires. À condition de disposer de temps, d’énergie et d’argent, la solitude « à la carte » prisée des politiques, entrepreneurs, sportifs et écrivains (parfois tout cela à la fois) ouvre la possibilité de réaliser des choses extraordinaires. Et de le faire savoir.

Un modèle du genre est disponible en librairie grâce à M. Emmanuel Faber, président-directeur général (PDG) du groupe Danone entre 2017 et 2021, auteur d’Ouvrir une voie (Guérin, 2022), récit de ses allers-retours entre l’enfer des affaires et le paradis de l’escalade. Ce « Saint-Patron » (4) — que l’injustice indigne — situe la matrice de son engagement professionnel dans son goût infini pour la « grimpe, espace préservé du mensonge ». L’expérience s’avère encore plus fabuleuse lorsqu’elle opère en solo, la nuit. « Je n’ai croisé personne, pas même un chevreuil ou un chamois. Je suis seul. » Dans cet « autre monde », « effrayant », M. Faber « n’a pas peur » : la solitude fait naître en lui des sentiments contrastés. L’humilité — « je me sens en situation de vulnérabilité » ; l’émerveillement — « face au loup j’ai cru reconnaître un vivant plus grand que moi ». Ici, le solitaire est le seul homme, l’ouvreur du chemin ultime : « le rocher est vierge de toute présence humaine et il y aura peut-être bientôt une trace de pas ». Tracer une voie, en haut, et porter la voix, en bas, d’une économie « compétitive, sociale et écologique », voilà l’engagement pour le commun d’une personnalité hors du commun. À mille lieues du laisser-aller qu’on prête sans réfléchir aux accidentés de la vie, tout ici prend source dans la volonté personnelle : « Chacun vit sa vie avec l’intensité qu’il a choisie. » Poste avancé de l’humanité, synthèse sophistiquée entre civilité — presque toujours, il reste « zen » — et instinctivité — sur les pentes, il est « amnésique » —, M. Faber décroche l’absolu en décrochant des autres.

Quelques années plus tôt, l’écrivain Sylvain Tesson offrait un autre concentré de ces désirs bourgeois d’évaporation avec Dans les forêts de Sibérie (Gallimard, 2011). Tandis que M. Faber va et vient entre montagnes, surtout françaises, et scènes du gouvernement du monde, Tesson part plus loin : en Sibérie, pour six mois, en autosuffisance revendiquée. Si Faber ne fait pas de la solitude une priorité, Tesson la recherche. Délesté des humains qui encombrent sa vue et obstruent sa pensée, il renaît : « La présence des autres affadit le monde. La solitude est cette conquête qui vous rend jouissance des choses. » Comme le PDG de Danone, il aime se trouver là où personne d’autre ne parvient. Habile de ses mains, de son corps, de son esprit, polyglotte, artiste et rêveur noctambule parfois mélancolique : pendant que le commun des mortels dort, eux vivent plus vite, plus haut, plus fort.

Cette comédie du dénuement ne conduit pas seulement au dialogue passionnant avec soi, mais aussi à la forme d’« ensauvagement » à laquelle aspirent les élites (l’autre est réprimée par la police) : le seul type d’existence à la mesure de ce que ces hommes donnent au monde est la vie sauvage. Au-dessus du confort de l’entre-soi, il y a l’amour de soi. Ce bonheur se partage dans des livres, ainsi que dans des interviews, documentaires et conférences : rentes et services après-vente de la solitude.

À lire les solitaires millionnaires, on pense au sociologue Philip Slater, auteur en 1970 d’un essai sur les racines sociales et raciales des désirs de solitude dans l’Amérique des années 1960 : l’homme blanc des classes moyennes et supérieures en vient à se croire seul au monde et autonome, poussé par des forces sociales de séparation de tous les humains avec lesquels le contact est insupportable (5). Parangons de ces aspirations séparatistes, MM. Faber et Tesson n’invitent personne à faire comme eux : le détachement de façade dissimule l’attachement à un privilège inestimable. Pendant que les dépossédés se noient dans les futilités, les possédants atteignent l’essentiel. De la même manière que les politiques et le travail gratuit des luttes contre la solitude emportent l’adhésion, ces escapades suscitent l’engouement.

Que révèlent ces succès ? D’abord une fascination pour des modèles de liberté moulés dans le cadre conceptuel de l’« homme-exception ». Ce prisme renvoie les spectateurs de cette exhibition à l’étroitesse de leurs horizons et à leur fourvoiement en compagnie d’humains médiocres. Une cécité, ensuite, sur ce qui rend ces échappées possibles : l’argent, le temps, le « physique », mais aussi la connaissance et des connaissances, puisqu’il n’y a pas d’escapade qui tienne sans supports logistiques et sans personnel pour faire tourner les affaires courantes domestiques et professionnelles. Pendant que les grands s’élèvent encore, les petits s’affaissent davantage.

Mais les rêves de solitude ne peuplent-ils que l’esprit des grands ? Tout le monde ne désire-t-il pas la paix et le silence ? Les « mal logés » qui partagent à cinq ou dix un refuge conçu pour moitié moins d’occupants ; les résidents des établissements pour personnes âgées dépendantes contraints à une promiscuité de chaque instant ; les condamnés et prévenus entassés dans des prisons surpeuplées ? Quid enfin de l’isolement volontaire et temporaire de tout un chacun, ayant des usages proches de celui des auteurs fortunés, mais qui demeure privé, discret et donc ignoré ? Pour que la robinsonnade élitaire et élitiste atteigne le sublime, il faut occulter des choses identiques faites par les gens ordinaires.

Objet de commisération ou d’exaltation, les solitudes restent l’affaire des puissants. Ceux qui cultivent l’isolement fécond vivent dans le même monde que les architectes de la lutte, parfois stérile, contre la rupture du « lien social ». Pendant qu’eux jouissent de la meilleure compagnie qui soit — la leur —, les esseulés économiques et sociaux devront se contenter des liens qu’on leur impose car, pour ce qui les concerne, mieux vaudrait être mal accompagnés que seul avec eux-mêmes.

Sylvain Bordiec
Sociolog

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