Camille Landais préside le Conseil d’analyse économique (CAE) depuis deux ans, organisme indépendant et néanmoins rattaché au Premier ministre. Alors que le contenu du projet de loi de finances pour 2025 sera présenté en conseil des ministres ce jeudi 10 octobre, le professeur d’économie à la London School of Economics revient sur l’état des finances publiques du pays, sur la difficile équation politique et plaide pour que la France se dote d’une contre-expertise sur les finances publiques.
Comment qualifiez-vous la situation budgétaire de la France ?
Je suis à la fois chagriné en tant que citoyen, et pas catastrophiste en tant qu’économiste. Le niveau de dette publique est élevé, mais il n’est pas ingérable. On ne se finance pas à des taux qui sont incroyablement trop élevés, et même si certains s’inquiètent des spreads [l’écart de taux d’emprunt à dix ans entre la France et d’autres pays, thermomètre de la confiance des investisseurs, ndlr], cela ne reste pas, pour l’instant, un problème majeur. Il est faux de dire que la France est au bord de la faillite. L’équation économique est assez simple : il n’y a pas nécessairement d’urgence, mais on voit bien qu’on accumule des déficits publics «primaires» (avant paiement des charges de la dette) élevés de manière systématique. Il faut donc réduire ce déficit public. Et il faut le faire en suivant deux principes simples : étaler la consolidation dans le temps pour ne pas trop affecter l’activité dans le court terme, et ne pas toucher aux dépenses qui constituent des investissements indispensables dans le long terme, comme les dépenses liées à l’éducation ou la transition écologique. Le problème, ce n’est pas l’équation économique, c’est l’équation politique. Les gouvernements sont dans l’incapacité de rendre crédible une trajectoire de réduction du déficit assez lisse étalée sur sept à douze ans.
Que pensez-vous de l’effort de 60 milliards, dont 40 milliards d’économies, que le gouvernement affirme avoir inscrit dans le projet de budget ?
Tout dépendra d’abord du déficit constaté cette année. Dans une note du CAE publiée en juillet, nous recommandions un ajustement un peu plus élevé la première année que les suivantes, mais nous préconisions plutôt 20 à 25 milliards d’euros, dont la plus grande part était obtenue par des économies sur des dépenses inefficaces, identifiées par des mètres linéaires de rapports d’experts indépendants.
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Politique
9 oct. 2024
Dans ce que l’on sait déjà du projet de loi de finances, la logique générale semble être assez éloignée. Le choix est fait d’une politique de rabot. Certains disent que c’est plus simple politiquement car tout le monde est mis à la même enseigne. Ce petit gain politique a un coût économique : on ne cible pas les baisses de dépenses publiques moins coûteuses pour la croissance.
Anticipez-vous un ralentissement de l’activité économique ?
Il est trop tôt pour déterminer l’impact sur la croissance de cette contraction budgétaire, d’autant que cela dépend des hypothèses prises sur la croissance potentielle et sur l’épargne, très élevée en France. Elles sont déterminantes. Si on annonce tous ces rabots et que demain, on se retrouve avec des niveaux de déficit public encore très élevés à cause d’erreurs de prévisions, nous aurions non seulement un problème de crédibilité, mais aussi d’acceptabilité sociale.
Et les 20 milliards annoncés de recettes fiscales ?
Le gouvernement évoque des mesures exceptionnelles. Pardon, mais nous sommes en train de parler d’une consolidation budgétaire qui puisse réduire notre déficit public à long terme afin de ne plus avoir systématiquement d’écart entre nos dépenses et nos recettes. Afficher des solutions de recettes seulement temporaires nuit énormément à la crédibilité générale de l’édifice. Ensuite, dans la même logique, les mesures choisies ne doivent pas être bricolées car cela peut nuire à l’efficacité en termes de recettes, mais aussi à l’efficacité économique.
Avec le CAE, vous aviez étudié de nombreuses pistes, comme la fiscalité des successions, mais ce n’est pas au programme…
Il nous a manqué, et c’est très triste, un vrai débat démocratique autour d’une élection où l’ensemble des partis se seraient positionnés sur leur vision des finances publiques à long terme, les mesures à prendre et la répartition de l’effort. Ce débat est très difficile à avoir dans une assemblée hyperfragmentée. Néanmoins ses termes ont évolué depuis trois mois sur les recettes et les dépenses, il est plus ouvert.
Comment en sommes-nous arrivés là ?
Sans vouloir jouer les Pères Fouettard, il n’est pas du tout normal de se retrouver aujourd’hui à un déficit qui dépasse 6 % alors qu’il était censé être à 5 %. Cette forme de non-transparence vis-à-vis de la gestion de nos finances publiques est problématique. A plus long terme, c’est la multiplication de ces petits arrangements, de ce côté très discrétionnaire et court-termiste de notre manière de gérer nos finances publiques qui nous a menés là. Nous ne sommes pas à ce niveau de dette à cause d’une explosion des taux d’intérêt, ni d’un ralentissement incroyable de la croissance. A très long terme, ces deux effets contraires se sont à peu près annulés. La seule raison pour laquelle nous en sommes là, est liée à l’accumulation de nos déficits primaires. Les crises y ont contribué, mais elles ne sont pas seules responsables.
A quoi sont-ils liés, aux baisses d’impôts non financées par exemple ?
Certainement, mais plus généralement, à un manque de pilotage. On prend de nombreuses mesures un jour sans vraiment s’intéresser à leur impact à long terme sur les finances publiques. On s’aperçoit ensuite que ces mesures ne s’inscrivent pas dans la trajectoire d’évolution à la fois de la dépense et de la recette à long terme. A cause de notre manque de culture de l’évaluation de la dépense publique, on ne procède pas aux recadrages nécessaires.
Vous parlez d’un manque de transparence sur la gestion des finances publiques, le déraillement des comptes publics cette année était-il évitable ?
Notre compréhension de ces erreurs de prévision est encore très parcellaire. Cela touche à l’un des cœurs de notre problème institutionnel. Se faire surprendre deux années de suite par de moindres rentrées de TVA et d’impôt sur les sociétés, c’est bizarre. Il est préoccupant qu’institutionnellement, on ne soit pas capable de se prémunir contre ces mauvaises surprises. Dans de nombreux autres pays, l’organisation institutionnelle permet un débat plus contradictoire sur les prévisions.
Nous avons le Haut Conseil des finances publiques…
Son rôle est très limité. Dans notre note, nous insistons sur la nécessité de renforcer son pouvoir. Lui donner une semaine pour se prononcer sur des textes, sans toute la capacité de contre-expertise, ne lui permet pas d’aller très loin. Sur notre capacité de prédiction, pour les prévisions macroéconomiques de base, comme la croissance, nous disposons de bons modèles qui permettraient d’améliorer la qualité du débat. Mais pour la mécanique assez spécifique des bases fiscales, comme l’impôt sur les sociétés et la TVA, nous avons moins d’instituts indépendants capables de chiffrer finement les conséquences de certaines mesures. Regardez la contribution sur les énergéticiens, l’erreur a été conséquente [cette taxe n’a rapporté que 330 millions d’euros en 2023 alors que Bercy en attendait 4,3 milliards d’euros, ndlr]. Ces situations seraient moins susceptibles de se produire avec des capacités de chiffrage indépendant.
N’est-ce pas un constat dressé depuis des années ?
Auparavant, il n’y avait aucune incitation pour un gouvernement de se lier les mains et il n’y avait aucun contre-pouvoir au Parlement pour l’y encourager. La situation historique dans laquelle nous sommes me laisse penser qu’accepter un renforcement du pouvoir à la fois du Parlement, mais plus généralement du pouvoir contradictoire dans l’élaboration des finances publiques, serait peut-être la vraie bonne chose qui pourrait résulter de cette crise. Ce débat pourrait à la fois être plus solide, plus robuste, plus transparent et plus éclairé.