(Seconde partie)
C’était la fin de leur fugue. Après plusieurs semaines à mettre de la distance entre Ojos Negros et eux, ville après ville, en faisant du stop, à être miraculeusement bien accueilli par tous ceux à qui Ignacio demandait de l’aide (son aura de médium sans doute), ils avaient enfin prit une chambre dans un hôtel sordide grâce aux labeurs de la journée, essentiellement effectuées par Ana puisqu’Ignacio avait beaucoup de mal à se remettre de l’épuisement accumulé par ce qu’on lui faisait faire dans la communauté, et qu’il était en lutte constante pour essayer de se dissimuler à ceux lancés à leur poursuite. Ana Sofia avait toujours été une bosseuse, donc travailler dans les fermes ou les terres agricoles ce n’était pas insurmontable et puis, tout plutôt qu’y retourner. De toute façon, jamais elle n’y remettrait les pieds. Seule, on l’aurait peut-être laissé fuir, mais on ne lui pardonnerait jamais d’avoir entraîné Ignacio avec elle (leur si précieux médium), c’est comme si elle s’était passé la corde au cou et attendait qu’on retire le tabouret sous ses pieds. De toute façon, elle n’avait jamais aimé vivre là-bas, et maintenant qu’elle avait découvert le monde, le vrai monde, elle préférait bien mourir qu’y retourner. Parfois, durant la journée, elle s’arrêtait et criait vers le ciel, enivrée par la magnificence de la vie, « PLUTÔT CREVER ! », et Ignacio accueillait cette étonnante exclamation dans un rire sincère.
Cela aurait été si beau que leur vie dure ainsi.
Mais on les avait finalement retrouvés.
Dans le crépuscule tranquille, ils avaient enfoncé la porte de la chambre qu’ils louaient. Ignacio ne les avait senti arriver qu’au dernier moment. Ils s’étaient saisis en douceur de lui, qui avait toujours su quand il était inutile de lutter. Mais Ana Sofia, elle, griffait, mordait, tapait, hurlait pour qu’aucune main ne se referme définitivement son emprise sur elle. C’était une furie, un fauve déchaîné, une bête acculée défendant sa vie. Ses hurlements déchiraient l’air, et il fallut qu’un coup de poing s’abatte sur sa mâchoire adolescente et lui fende la joue pour briser son souffle. C’était certain, ils allaient la tuer pour avoir arraché le médium à leurs griffes, ils tuaient pour moins que ça. Elle n’était pas encore adulte, elle savait déjà qu’on allait lui prendre son sang, sa chaire et ses os, elle servirait aux rituels dans sa mort mieux qu’elle ne pourrait servir la communauté de toute son existence.
On s’était emparé de ses bras, et on la relevait comme un mannequin désarticulé. Sa fureur revint, elle envoya un coup de pied furieux dans le genou de l’un de ses assaillants, lui enfonçant la rotule, il s’effondra. Elle allait s’en prendre au second quand un nouveau coup de poing l’atteignit en plein visage. Son nez qui faisait si mal que c’était la seule partie de son corps qu’elle ressentait, ne se rendant même pas compte que ce qu’elle crachait n’était pas de la salive, mais le sang qui lui dégoulinait dans la bouche et gouttait au bout de son menton. La douleur et les coups lui faisaient siffler les oreilles, elle se sentait en flottaison entre notre monde, et celui qui vient après. Les larmes qui brouillaient le regard, mais malgré son état de choc, et l’impossibilité de sa situation, elle n’était pas prête à abandonner la lutte pour sa vie. Elle mordit le premier bout de chair qui lui passa sous les dents, en retour de quoi une pluie de coups de poings s’abattit sur sa tête. Elle sentait, coup après coup, sa chaire se déformer, et le sang lui empoisser les cheveux. Même si on la battait à mort, elle ne relâcherait pas sa morsure, et elle espérait que ses dents restent plantées là même après qu’elle se soit effondrée, et s'il y avait un temps soit peu de magie en elle, elle souhaitait qu’il ne soit jamais possible de les retirer !
Ses esprits commençaient à la quitter.
Elle allait mourir ici, plutôt qu’à Ojos Negros.
C’était sa seule consolation.
-Ce sera Ana !
La voix d’Ignacio avait arrêté le poing comme on met une cassette sur pause, et la haute mage à côté de lui avait fait un pas de retrait, indignée, outrée. Ana Sofia essayait de voir le médium, mais ses yeux étaient si tuméfiés que même en essayant de les écarquiller elle n’avait l’air que de les plisser. Tout était flou. Qu’est-ce qu’il racontait encore cet idiot ? Même à l’heure où elle décédait, il fallait qu’il ramène l’attention à lui. Au lieu de respirer, elle s’étouffa, aspergeant de son sang l’homme de main toujours immobile.
-Vous m’avez demandé de choisir celui qui sera élu, pour m’assister, et bien ce sera Ana Sofia.
C’était quoi encore ces conneries ? La tête d’Ana Sofia chancelait sur son cou comme au bout d’une corde alors qu’elle tentait de la maintenir debout. La main qui la retenait par le col n’osait plus la lâcher, car assurément elle s’écraserait par terre. Elle n’était rien, n’avait aucun pouvoir particulier, il lui fallait travailler trente fois plus que les autres pour réussir de justesse un rituel basique. Jamais elle ne pourrait assister Ignacio, même les grands maitres du coven pouvait difficilement assister un médium à la hauteur de sa tâche.
Mais les paroles des médiums sont sacrées et irrévocables.
Il l’avait désigné elle.
Maintenant, jusqu’à ce que la mort les cueille, elle allait devoir le servir, lui, ce sale gosse qui lui collait aux basques depuis qu’ils étaient mômes, et qui, plus que n’importe quel membre de la communauté, était leur petit pantin. Il la condamnait à demeurer à jamais au sein du coven, sous plus d’attention qu’elle n’en avait jamais eu. Pourquoi avait-il fallu qu’il intervienne ? Quelle malédiction.