L’outil de l’administration fiscale a connu un démarrage chaotique. Les erreurs ont été si massives que l’Etat a dû consentir des dégrèvements représentant 34 % du produit des taxes, selon la Cour des comptes.
Par Denis Cosnard
Publié aujourd’hui à 10h00, modifié à 11h50
La forteresse Bercy a longtemps été réputée pour le sérieux de ses travaux, réalisés par la crème des hauts fonctionnaires. Deux lézardes en abîment désormais la façade. La première est évidemment l’impressionnant dérapage du déficit public en 2023 et, surtout, en 2024, avec un écart de 50 milliards d’euros entre les prévisions et la réalité. Du jamais-vu, hors période de crise.
Et voici qu’une seconde fissure met à mal l’image du ministère de l’économie : le ratage incroyable de « Gérer mes biens immobiliers », un outil lancé en 2021 par l’administration fiscale. Un fiasco disséqué par la Cour des comptes dans un rapport sévère rendu public jeudi 23 janvier. La mise en route « chaotique » de ce service a entraîné de « très lourdes conséquences financières pour l’Etat », cingle la Cour.
Tout démarre pourtant sous les meilleurs auspices. Avec Gérer mes biens immobiliers, l’administration fiscale entend moderniser la déclaration des biens par les propriétaires. Le nouveau service, entièrement en ligne, doit permettre aux contribuables de déclarer facilement l’identité des occupants ainsi que les loyers pour leurs biens loués, et d’avoir accès en temps réel aux informations dont dispose l’administration. La direction générale des finances publiques (DGFiP), de son côté, pense ainsi obtenir des données fiables et actualisées, afin notamment d’envoyer des avis corrects pour la taxe d’habitation sur les résidences secondaires et celle sur les logements vacants.
Idéal sur le papier ; beaucoup moins en pratique. « L’élaboration de l’outil n’a pas respecté les bonnes pratiques de gestion attendues », euphémise la Cour des comptes. Les trois chantiers informatiques nécessaires sont menés séparément, avec un pilotage « peu efficace » en raison d’un « portage politique limité ». La DGFiP ne transmet pas les informations nécessaires à la direction interministérielle du numérique, dont les alertes ne sont pas prises en compte assez vite. L’affaire prend du retard. L’application est lancée sans être au point, et Bercy doit appeler en urgence des prestataires à la rescousse. Bilan : le projet, censé coûter 13 millions d’euros, voit sa facture grimper à plus de 56 millions d’euros, selon la Cour.
Ce n’est pas le plus grave. Car, une fois mis en ligne, Gérer mes biens immobiliers « se heurte à l’incompréhension des assujettis », note le rapport. Ils ne saisissent pas pourquoi ils doivent effectuer une nouvelle déclaration, au moment où la taxe d’habitation sur les résidences principales est supprimée. Et beaucoup n’arrivent pas à remplir correctement les formulaires, uniquement sur Internet – un choix jugé a posteriori « inadéquat pour une obligation qui touchait une population en moyenne plus âgée et plus éloignée des outils informatiques ».
Au bout du compte, malgré trois reports de la date limite de déclaration, seuls 73 % des propriétaires visés se conforment à l’obligation qui leur est faite. Avec un taux encore plus faible (64 %) pour les 3 400 « multipropriétaires », c’est-à-dire disposant de plus de 200 biens, comme les collectivités locales et les bailleurs sociaux.
La conséquence de cette confusion générale ? « Plus d’un million de contribuables ont été imposés, à tort, à la taxe d’habitation ou à la taxe sur les logements vacants », relatent les magistrats de la Cour. Il a fallu les rembourser. L’administration a ainsi dû consentir des dégrèvements d’un total supérieur à 1,3 milliard d’euros, équivalent à 34 % du produit des taxes concernées en 2023 !
« Conformément aux dispositions du code général des impôts, ces dégrèvements ont été entièrement à la charge de l’Etat, le produit de ces taxes restant acquis aux collectivités territoriales », précise la Cour. Une règle sur laquelle la DGFiP n’avait pas attiré l’attention des ministres, malgré son impact significatif sur le déficit.
Prévu pour une durée de cinquante-quatre mois, soit quatre ans et demi, le projet Gérer mes biens immobiliers « est pourtant toujours en cours de développement à la date de publication du présent rapport, soit six ans après [le début de son élaboration] », signale la Cour, en guise de conclusion.
Denis Cosnard