Par Antoine Levy (économiste à l’Universite de Californie Berkeley, chroniqueur aux "Echos")
Selon les derniers chiffres fournis par l'Insee sur la richesse des Français, le patrimoine moyen dépasse 300.000 euros par ménage, et la médiane 180.000 euros. Si le patrimoine immobilier, qui en représente une majeure partie, est en hausse quasi continue depuis les années 2000, cela reflète principalement la hausse des prix d'un foncier rendu artificiellement rare par les réglementations ; le patrimoine financier, lui, stagne , en particulier parmi les jeunes générations.
La richesse financière des Français semble figée dans un formol anesthésiant, ne reflétant pas la croissance significative des marchés boursiers depuis une vingtaine d'années. Deux raisons principales expliquent cet état de fait : un patrimoine trop largement investi dans des actifs peu risqués et soumis à des frais exorbitants, plutôt qu'en Bourse ; et une obsession déraisonnable pour la défiscalisation et les exonérations d'impôt, au détriment du rendement brut.
Extrême prudence
En premier lieu, le patrimoine financier des ménages est, pour l'essentiel, détenu sous la forme de comptes courants, livrets réglementés (Livret A, LEP, et PEL), et assurances vie en fonds euros ; la part en actions, obligations, ou unités de compte d'assurance vie demeure restreinte à la portion congrue. Cette allocation extrêmement prudente du patrimoine conduit en pratique à son érosion graduelle, sous l'effet conjoint de rendements courants très bas, de l'inflation et de frais de versement et de gestion massifs.
L'exemple le plus frappant est celui de l'assurance vie, placement phare des Français avec un encours proche de 2.000 milliards d'euros. Entre les frais pratiqués et les performances faibles des fonds de gestion active, 1.000 euros investis en assurance vie en 2000 auraient… perdu du pouvoir d'achat 25 ans plus tard, une période pendant laquelle les valorisations boursières mondiales étaient, pourtant, multipliées par trois ou quatre. Du fait de frais qui atteignent en moyenne, près de 2,5 à 3 % (cinquante fois plus que ceux payés par exemple par les Américains pour leur épargne retraite), l'essentiel du rendement réel net de l'inflation (autour de 6 % annuels pour le CAC 40 avec dividendes réinvestis) est érodé par des ponctions qui profitent essentiellement aux banques et aux assureurs.
La faible rentabilité du patrimoine reflète en second lieu l'obsession très française pour la minimisation de la fiscalité, souvent aux dépens de toute logique économique. Ainsi s'expliquerait, en dépit de leur rendement famélique et de frais de gestion importants, l'attrait excessif de produits peu ou pas soumis à la fiscalité , comme le Livret A ou l'assurance vie, ou permettant de réduire son imposition sur le revenu, comme le logement neuf en Pinel ou les souscriptions de parts de FCPI et FIP. Il semble que les contribuables épargnants finissent bien souvent par faire preuve d'une préférence irrationnelle pour un rendement de 2 ou 3 % sans impôt immédiat, plutôt qu'un rendement de 8 à 10 %, qui resterait bien supérieur même s'il était entièrement soumis à la Flat Tax de 30 %.
Mais pourquoi les Français prêtent-ils si peu d'attention au rendement de leur patrimoine financier ? Sans doute parce qu'ils n'en ont presque jamais besoin. Alors que la théorie du cycle de vie voudrait que le patrimoine accumulé au cours d'une carrière soit peu à peu consommé, pendant la retraite, pour maintenir son niveau de vie, la générosité des pensions offertes à la génération des baby-boomers les conduit à ne jamais éprouver le besoin de dépenser leur patrimoine accumulé.
Ainsi, alors que jusque dans les années 1980, le patrimoine total amorçait sa décrue autour de l'âge de 55 ans, il continue désormais d'augmenter après le départ en retraite - pour se stabiliser (sans même diminuer) vers 75 ans. La générosité des transferts intergénérationnels conduit donc les retraités actuels, principaux détenteurs de patrimoine, à peu se préoccuper de son rendement ou de son allocation optimale, et à faire preuve d'un manque de culture financière particulièrement flagrant en comparaison internationale.
Plus généralement, et au-delà de la vieillesse, l'assurance quasi intégrale par l'Etat des accidents de la vie, comme la maladie, le chômage, ou la dépendance, réduit la nécessité de mobiliser son patrimoine pour faire face à un choc imprévu. Dans d'autres pays, l'épargne individuelle sert de bouclier contre les revers de fortune, augmentant en temps de vaches grasses au rythme des rendements du marché, pour être ensuite utilisée en période de vaches maigres. En France, au contraire, le patrimoine semble caractérisé par une thésaurisation uniquement consacrée à la transmission intergénérationnelle. La gestion des retraites , l'accès universel à la santé ou la couverture du chômage assurent un socle qui, s'il est précieux, a aussi limité l'incitation à concevoir le patrimoine comme un véritable outil d'assurance.
Pour sortir de ce piège d'un patrimoine fantôme, plusieurs pistes peuvent être envisagées. D'abord, renforcer la culture financière, afin que chacun mesure le potentiel de son patrimoine et les risques d'une épargne trop défensive. Ensuite, stimuler la concurrence sur le marché des produits d'épargne pour réduire les frais, et inciter à la diversification, afin de dépasser l'obsession du Livret A ou de l'immobilier locatif fiscalement avantageux. Enfin, harmoniser la fiscalité entre les différents placements et envisager une baisse générale des taux d'imposition sur le capital, en contrepartie de la suppression des multiples niches qui faussent les choix d'investissement. Ainsi, le patrimoine des Français pourrait réellement contribuer à l'amélioration et à la protection de leur niveau de vie, tout en soutenant le financement de l'ensemble de l'économie.
Antoine Levy est économiste et enseignant à l'université de Berkeley.