--- NAYAL --- Nayal avait toujours eu l’impression d’être en décalage avec le monde qui l’entourait. Il y avait ces rêves, d’abord, si vivaces qu’ils laissaient en elle une étrange nostalgie au réveil. Elle se voyait sous un ciel étoilé, tissant des fils d’argent qui reliaient la terre au firmament, et ses mains semblaient danser sur une trame invisible, comme si elle détenait un pouvoir qu’elle avait oublié. Puis il y avait les coïncidences. Trop nombreuses pour être ignorées. Les félins la fixaient d’un regard presque humain, les rivières brillaient plus fort sous la lune lorsqu’elle s’y arrêtait, et les blessures semblaient se refermer trop vite sous ses doigts. Mais Nayal avait toujours repoussé ces étrangetés d’un haussement d’épaules, préférant croire qu’elle était comme tout le monde. Jusqu’à ce voyage au Yucatán. C’était une excursion qu’elle n’avait même pas vraiment voulue, un séjour organisé par une amie qui rêvait de temples anciens et de secrets perdus. Nayal, elle, n’y voyait qu’un simple voyage, une occasion d’échapper à la monotonie de son quotidien. Mais dès son arrivée, quelque chose changea. Elle sentit l’air vibrer autour d’elle, une énergie sourde, familière, et les pierres sculptées des ruines semblaient lui murmurer des mots qu’elle ne comprenait pas, mais qui éveillaient en elle un trouble inexplicable. Puis elle le trouva. Ou plutôt, il la trouva. Alors qu’elle marchait dans un temple en ruines, ses pas s’arrêtèrent d’eux-mêmes, son cœur cognant brutalement contre sa poitrine. Sous un rayon de lune, à demi enfoui dans la terre, un médaillon de jade semblait l’attendre. Nayal s’agenouilla, tendit la main… et au moment où ses doigts frôlèrent la pierre, une vague de chaleur l’envahit, accompagnée d’un murmure venu de nulle part : "Il est temps de te souvenir, Ix Chel." Le monde se brisa. Un instant, elle était dans ce temple abandonné. L’instant d’après, elle se tenait ailleurs, à une autre époque, sous une nuit baignée d’argent. Elle se vit, ou plutôt elle vit une femme qui lui ressemblait, vêtue de tissus brodés d’étoiles, les bras levés vers le ciel. Elle entendit des prières murmurées en une langue qu’elle ne connaissait pas mais comprenait pourtant. Elle sentit une force en elle, immense et ancienne, une puissance qui dépassait son propre être. Puis elle revint à elle, haletante, le médaillon brûlant dans sa paume. Tout cela n’avait aucun sens. Elle voulut fuir, oublier cette vision comme tous ses rêves étranges. Mais les jours suivants, tout s’accéléra. Les créatures des mythes mayas prirent vie sous ses yeux : des jaguars à la fourrure scintillante la suivaient dans l’ombre, des hiboux aux pupilles dorées la fixaient, et, dans son reflet, elle croyait apercevoir une autre femme, plus grande, plus forte, plus ancienne. Puis vint l’homme aux yeux d’or. Il surgit dans ses rêves d’abord, silhouette féline à la voix grave, l’appelant par un nom qu’elle refusait d’accepter. "Ix Chel, tu ne peux plus te cacher." Mais ce ne fut que lorsqu’il apparut dans la réalité que Nayal comprit que quelque chose, en elle, s’éveillait pour de bon. Il s’appelait Ek Balam, le Jaguar Noir. Gardien des anciens dieux, il lui révéla la vérité : elle était Ix Chel, ou plutôt, elle en était la réincarnation. Autrefois, elle avait été une déesse. Protectrice des guérisseurs et des tisserands, maîtresse des marées et des éclipses, créatrice et destructrice. Mais les dieux avaient été oubliés, et avec eux, l’équilibre du monde s’était effrité. Une force ancienne, enfouie depuis des millénaires, était en train de se réveiller. Une force qu’elle seule pouvait arrêter. Mais comment croire une telle histoire ? Nayal n’était qu’une femme ordinaire. Elle avait une vie, un travail, des projets… Elle n’était pas une déesse. Et pourtant, chaque jour qui passait, ses souvenirs revenaient par vagues, et la frontière entre son passé divin et son présent humain se faisait plus floue. Alors elle comprit. Elle ne pouvait plus fuir. L’oubli l’avait protégée, mais désormais, le monde avait besoin d’elle. Et qu’elle l’accepte ou non… la Lune l’avait déjà réclamée.