Par Jean-Marc Leclerc
DÉCRYPTAGE - Pointant du doigt un système schizophrénique, où les Français paient d’un côté des policiers pour procéder aux expulsions et de l’autre des associations qui œuvrent pour les empêcher, une sénatrice plaide pour une nouvelle assistance juridique plus neutre et moins coûteuse.
« En 2023, une salariée de la Cimade au centre du Mesnil-Amelot a été agressée par une personne en rétention administrative. L’association a décidé de retirer ses équipes pendant 44 jours, du 2 février au 18 avril 2023. Malgré cela, la Cimade a présenté des factures correspondant à des prestations pleinement réalisées ». La Direction générale des étrangers en France (DGEF), dépendant du ministère de l’Intérieur, a refusé que soit payée « l’absence de service ». C’est l’une des révélations d’une enquête de la Cour des comptes sur « les missions, le financement et le contrôle par l’État des associations intervenant au titre de la politique d’immigration et d’intégration » datant de décembre 2024.
Dans ce travail très fouillé, commandé par le Sénat et passé un peu inaperçu, l’on apprend que « le coût de l’assistance juridique » aux étrangers, qui est prodiguée par les associations dans les centres de rétention administratifs, les fameux CRA, « progresse plus fortement que le nombre d’étrangers » qui y transitent. Concrètement, selon les magistrats de la rue Cambon, « ces dépenses ont progressé de près de 30% » en quatre ans, « à contre-courant de l’évolution du nombre de personnes effectivement retenues (de 50.486 à 40.056 retenus par an, entre 2019 et 2023) ». Les statistiques de 2024 font état de 45.000 retenus environ.
Le détail des dépenses « d’accompagnement juridique » des associations est livré par la Cour des comptes : 5,23 millions d’euros en 2019 ; 6 millions d’euros en 2020 ; 5,82 millions d’euros en 2021 ; 6,63 millions d’euros en 2022 et 6,80 millions d’euros en 2023. Les attributaires des sommes allouées initialement pour ces marchés allotis étaient quatre candidats : la Cimade (pour 42% du montant global), Forum réfugiés-Cosi (27%), le groupe SOS Solidarités (20%) et France Terre d’Asile (11%).
Des budgets globalement en hausse donc, répartis entre quelques acteurs, dans un contexte, rappelle la Cour, « d’augmentation du contentieux des étrangers au sens large ces dernières années, qui représentait 41% des affaires enregistrées par les tribunaux administratifs en 2021 contre 30% en 2016 ». Autant dire un contentieux au prix de plus en plus élevé et qui contribue à engorger un peu plus une machine déjà totalement embolisée.
Il n’en fallait pas moins pour que l’élue en charge du contrôle du budget de l’État à la Haute Assemblée, concernant la mission « immigration, asile et intégration », appelle à une rigueur nouvelle. Ce que propose ainsi la sénatrice Les Républicains (LR) du Val-de-Marne, Marie-Carole Ciuntu, fermement soutenue par son président de groupe, Mathieu Darnaud, semble tomber sous le sens : remplacer au sein des CRA les associations par une mission de conseil prodiguée directement, sur place et pour beaucoup moins cher, par les agents de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII).
Ce n’est pas une marotte de parlementaire ; le directeur de l’OFII, institution rattachée au ministère de l’Intérieur et régulièrement louée par les magistrats de la Cour des comptes pour la qualité de son travail, le confie au Figaro : « C’est une idée que je défends depuis des années », affirme le préfet Didier Leschi, visiblement heureux qu’elle trouve enfin un écho. Ses propres agents ne seraient pas dépaysés ; ils interviennent déjà au quotidien dans les CRA à deux titres : pour assister les personnes retenues qui souhaitent retourner au pays dans une démarche de départ finalement consenti, avec un pécule à la clé ; et pour assister les personnes retenues qui risquent d’être malmenées par les autres retenus, en raison de leurs orientations sexuelles, par exemple.
Il y a 26 CRA en France, dont 4 en Outre-Mer, qui comptent au total environ 2.000 places et voient donc passer à l’année une quarantaine de milliers d’étrangers en situation irrégulière. Les CRA métropolitains affichent un flux annuel d’illégaux autour de 17.000 et ceux d’Outre-mer quasiment deux fois plus, notamment en raison de la crise migratoire à Mayotte, département qui a dû placer 28.000 illégaux en rétention en 2023. Dans l’archipel, le taux d’éloignement effectif était de l’ordre de 80% cette année-là, mais la situation mahoraise reste un cas à part.
C’est surtout en Métropole que le bât blesse. Dans les 22 CRA métropolitains, le taux d’éloignement effectif des clandestins est généralement d’un sur quatre à un sur trois, très rarement un sur deux. Il faut lire le rapport annuel de la Cimade (et espérer que l’OFII soit à même d’en fournir d’aussi bien documentés). Dans ces tableaux, on apprend que le taux de personnes libérées des CRA frise les 60%, principalement par le juge judiciaire et, de façon marginale, par le juge administratif. Là se niche l’action des associations. Selon la Cimade, sur les personnes retenues dans l’Hexagone en 2023, 33% étaient algériennes en 2023. Le ratio est passé à 43% en 2024.
Ce ne sont pas les policiers œuvrant à l’année dans les CRA qui se plaindront de la PPL Ciuntu. Un texte que l’hôte de Beauvau, Bruno Retailleau, en guerre contre « l’impossibilisme » ambiant, ne peut d’ailleurs que cautionner, s’agissant d’une initiative strictement parlementaire d’un groupe qu’il a lui-même présidé lorsqu’il était sénateur. Voilà des lustres que les forces de l’ordre dénoncent la schizophrénie qui règne dans ces centres, puisque deux logiques financées par le contribuable s’y affrontent : les Français paient, d’une main, des fonctionnaires de la Police aux frontières (PAF), mais aussi des agents des préfectures et de la DGEF, pour organiser les éloignements des étrangers illégaux et, de l’autre main, un volant structuré de militants associatifs qui s’emploient précisément à contrer l’action policière en prodiguant tous les conseils utiles aux étrangers indésirables. Histoire de les faire sortir des CRA et d’empêcher qu’ils ne repartent dans leur pays.
Secrétaire à la Commission des finances du Sénat, Marie-Carole Ciuntu a pris à bras-le-corps ce dossier et elle a de la mémoire. Elle se souvient que c’est le protestant Pierre Joxe qui, alors ministre de l’Intérieur, délégua l’aide aux migrants d’abord à la Cimade, mouvement protestant issus de la seconde guerre mondiale. Avant de répartir à d’autres acteurs associatifs ces missions qui eussent sinon ressemblé à une faveur accordée par l’État à une seule chapelle.
Elle se souvient aussi quelle fut sa stupeur en apprenant que la famille tchétchène du futur tueur de Samuel Paty, assassiné le 16 octobre 2020, aurait dû être expulsée de France en 2014, bien des années avant le drame, et que ce sont des associations qui firent plier Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur, le poussant à annuler une expulsion qui aurait peut-être été salutaire, pense la sénatrice, si l’État avait su se faire respecter.
Cette élue, très pointue sur le sujet migratoire, n’hésite pas à la dire : « Le budget immigration, dont j’assure le contrôle en tant que rapporteur spécial, c’est 2 milliards d’euros par an d’argent public, dont environ 1,2 milliard d’euros versé aux associations, principalement pour leur mission d’hébergement des migrants. Elles ont donc un rôle prééminent aujourd’hui. L’État aurait pu faire autrement ».
Ces dernières années, les CRA sont devenus des établissements où convergent les profils d’immigrés les plus problématiques, « ceux dont la situation est jugée suffisamment grave pour faire l’objet d’une mesure d’enfermement », nécessaire à la mise en place de leur départ. Il faudra, dans un délai n’excédant pas 90 jours (et jusqu’à 210 jours pour les terroristes), déterminer de façon sûre leur nationalité et attendre qu’un laissez-passer consulaire soit ensuite délivré par leur pays d’origine pour faire exécuter la décision d’expulsion ou l’Obligation de quitter le territoire français (OQTF) qui les frappe. Les autorités algériennes, on le sait avec la crise diplomatique actuelle, y rechignent plus que jamais.
Cette radicalisation des profils en CRA est le fruit d’une politique lancée à Beauvau sous Gérald Darmanin. Le ministre faisait, en quelque sorte, ce calcul : puisque les retours sont rares (un sur dix réellement effectué en moyenne, sur environ 150.000 décisions d’éloignement prononcées par an), autant réserver le placement en rétention aux plus dangereux, pour se donner plus de chances de faire partir au moins les sortants de prison et les personnes qui menacent l’ordre public.
Et ainsi les CRA (qui ne sont pas des prisons) sont-ils devenus des foyers de violence : davantage d’incidents, d’agressions, d’évasions. Les policiers ne se précipitent pas pour une affectation dans ces postes où le travail se révèle dur, peu attractif. Et entravé, qui plus est, par des associatifs débordant d’imagination. « Car ils sont très bien formés en droit », reconnaît un commissaire de police qui supervise l’une de ces structures.
« Certes, les associations intervenant dans les centres n’ont aucun pouvoir de nature décisionnelle mais cela pose question car elles ne sont pas neutres. En effet, une partie de celles qui interviennent déploie un discours militant difficilement compatible avec l’idée même du renvoi de personnes en situation irrégulière », déplore Marie-Carole Ciuntu. Selon elle, « certaines associations, missionnées par l’État et financées sur fonds publics, participent à un mouvement volontaire systématique de massification des recours, de nature à entraver la politique mise en œuvre en matière de lutte contre l’immigration illégale ».
À l’entendre, l’OFII peut tout à fait reprendre les missions des associations au sein des CRA, sans porter préjudice aux droits des immigrés d’être défendus face à l’administration. Elle propose donc d’assigner à l’OFII, déjà très impliqué auprès des demandeurs d’asile, « une huitième mission concernant le rôle d’information sur l’accès au droit de l’étranger retenu ou situé en zone d’attente, incluant la possibilité de demander la désignation d’un avocat et le bénéfice de l’aide juridictionnelle », comme le permet une récente décision du Conseil constitutionnel, en date du 28 mai 2024.
Du point de vue de l’OFII, cette réforme serait indolore. Une vingtaine d’agents déjà en poste pourraient se voir confier cette tâche. Pour des coûts maîtrisés. La schizophrénie étatique est-elle une fatalité ? « On peut en sortir, c’est une question de cohérence et de volonté », assure Marie-Carole Ciuntu. Sa PPL sera examinée au Sénat le 12 mai prochain. En un seul article composé de trois paragraphes d’apparence technique, elle constitue en réalité une véritable petite bombe.